LES TROIS EXPOS DES PARIGOTS

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Notes et remarques

C’est par la grâce d’un miracle, unique comme tous les miracles, mais largement préparé, comme toutes les nécessités, que nous nous sommes trouvés sans enfants, zéro sur quatre, à l’entame d’un week-end. Nous avons alors décidé de nous exposer aux regards des toiles présentées dans les trois expositions majeures qui se tenaient à Paris.

Je me propose de rendre pour chacune d’entre elles le fait saillant qui s’imposa à moi. Il se peut que ces arêtes singulières, bien qu’assaisonnées parfois de quelques unes de ces considérations qui font le vulgaire des critiques d’art, ne répondent pas à ce que l’on soit traditionnellement en droit d’attendre du compte-rendu de ce genre d’événement.

C’est là sans doute ce vers quoi doit tendre toute parole en la matière, expurger de son vif ce qui la hante de convenu.

1 – Vendredi soir. Fondation Louis Vuitton. « Les clés d’une passion »

A peine étions-nous entrés dans la première des grandes salles du « vaisseau Vuitton » que ma compagne s’est approchée d’un tableau. Immédiatement, comme dans le moindre magasin de frusques dont la sortie est encadrée de portiques antivols, une alarme s’est déclenchée. Un jeune homme lui a alors expliqué qu’il fallait garder une distance de sécurité avec les toiles.

Un jeune homme comme tous les jeunes hommes présents à ses côtés ce soir-là, qui ne correspondait en rien aux placides et néanmoins parfois peu amènes gardiens des musées nationaux de notre enfance. Son regard n’était pas fixe, perdu dans les limbes de la pensée d’un dimanche après-midi sans fin ni lendemain et il n’était pas assis sur une méchante chaise inadaptée supportant sans confort son pauvre corps en peine de mouvements.

Non, comme nous allons le voir lui et ses collègues témoignaient à leur façon de ce que recèlent, à condition de bien les considérer, les cales du vaisseau d’un capitaine d’industrie.

Vous savez que ce terme, « considérer », revêt une extension particulière puisque longtemps l’expression  » je suis bien considéré « , désormais un peu désuète, a caractérisé l’état de respect et de reconnaissance, dans le registre tout de même du chacun sa place, qui pouvait lier un employé à ses patrons. Ici la considération que je suggère est autre puisqu’effet de ce que sont les néo-gardiens de ce qui fut, un temps, des œuvres d’art. Néo gardiens, AOC qui dérive comme vous vous en doutez de néo libéral. Néo ou ultra-gardiens donc, au choix…

La plupart de ces jeunes hommes – pas de femmes – ont entre 25 et 30 ans. Coupes de cheveux impeccables, elles-mêmes rangées sous la coupe d’un ordre où l’ordre règne, et costumes stricts de fonction ne masquant pas leurs corps rompus aux pratiques de ces arts martiaux où il fait bon se donner à voir, hors les tatamis, comme étant un homme fort, voire comme étant l’homme fort du forum.

Géants aux pieds d’argile pourtant puisqu’un rapide coup d’œil à leurs chaussures me permit d’apprécier des attributs de qualité médiocre, au cuir haletant et aux talons faiblards biseautés par la marche. Les dites chaussures portaient, discret stigmate, une poussière infâme, celle qui revêt les allées menant tout un chacun de ceux qui étaient venus en métro, oh pôvres…, salauds de pauvres ! jusqu’à la fondation.

Je vous décris là ce qui me fut patent tout du long de cette soirée. A savoir que les tableaux n’étaient plus donnés à voir comme des créations d’artistes diffusant leurs regards sur notre humble vision tentant de s’y conjoindre, mais comme des stars astreintes à désigner la grandeur de celui les ayant réunis sous sa coupe. Jusque-là me direz-vous rien de nouveau sous le soleil de la gloire entrepreneuriale.

A l’aune de quoi pourtant, évolution radicale, ces pauvres jeunes hommes ne sont plus ni des gardiens ni, suivant la terminologie aseptisée et donc violente qui sied à notre époque de cautérisation sémantique, des agents de surveillance, mais, c’est le point saillant, les gardes du corps de « starbleauïds« .

Et le visiteur, qu’il le sache ou non, supporte cela à son corps défendant. C’est-à-dire perdu.

Sinon, remarques latérales, heureuse découverte de « Étude du corps humain » de Bacon, représentation d’un homme nu de dos traversant un rideau, et une petite séance de Taï Chi improvisée au bord d’un bassin.

2 – Samedi soir. Le grand palais. Velázquez

Bartolomeo Cavarozzi est un peintre italien né en 1587 et mort en 1625. Une de ses toiles a particulièrement retenu mon attention, le portrait de Saint Jean-Baptiste du musée du Trésor de la cathédrale de Tolède.

Lorsque, comme c’est une évidence pour ce tableau, les canons de la réalisation techniques sont au faîte de la maîtrise, reste à déterminer au service de quelle vertu ils diffusent leurs expressions.

Il y a dans cette toile très peu d’éléments représentés, mais ils sont infinis. Les feuilles de la vigne et l’ombre sur le mur, la toison de l’agneau et la ligne de sa tête, les courbes du tissu et sa disposition, la posture du saint et l’équilibre de sa peau…

Ce peu d’éléments, infinis, est un seul sujet, la peau du sensuel.

Au détour de mille images, sensation, variations et déclinaisons faisant métaphores et métonymies à l’endroit de ce que tissent les tableaux exposés, il en est toujours un ou deux qui, pour chacun d’entre nous, nous saisissent et sont capables d’arrêter le cours de nos glissements intimes. Voire de nos glissades. Mais il est loin encore de la coupe aux lèvres et nous ne pouvons pas toujours, ni ne le cherchons d’ailleurs, déterminer ce qui fait le ressort de ce rapport singulier.

Devant cette toile en tous cas ce fut me concernant une interjection de l’ordre du « Enfin !« . Mais « Enfin ! » quoi ? Et bien enfin la révélation que le sinueux du cheminement suivi par le savoir faire de l’artiste n’est pas sans but puisqu’il me rendit, en creux, c’est à dire le plus évidemment possible, le sujet qui s’en détoure.

Ici, évidence donc, sans que le regard ne trouve le moindre échappatoire, le sexe, l’organe absolument voilé et par là radicalement désigné comme non représentable jusque-là dans cette exposition dite de Velázquez, est exposé sans fard dans sa gaine de sensualité.

Glissement oui…, celui du désir, perpétuel, diffus et labile, n’étant l’apanage ni d’un organe ni d’une caste et que rien ne peut arrêter.

Sinon, remarques comptables, il y avait à l’exposition Velázquez du Grand Palais 119 toiles présentées , 51 d’entre elles étaient de Velázquez et une de Bartolomeo Cavarozzi.

J’y ai vu le portrait du pape Innocent X – de Velázquez -, et depuis j’ai réalisé celui du pape François Ier. (1)

(1) Cf. « J’ose tout ce qui est digne d’un homme ».

3 – Dimanche matin. Le musée d’Orsay. Bonnard

C’était il y a une quinzaine d’années lors d’un vide-grenier dans le quartier de la Butte aux Cailles à Paris. Je dénichais, négociais et emportais une vingtaine de catalogues d’une collection qui présentait chacun l’œuvre de peintres célèbres. Célèbres oui, pour ceux qui les connaissaient et, concernant Bonnard, pour moi alors, tout simplement inconnu. Une découverte donc et pourtant une réminiscence, l’ivresse des tons chaleureux des coloriages de mon enfance.

Mais vous le savez, à chaque tonalité son support et il arrive parfois que la grâce des couleurs ne s’allie à la ferveur du chaleureux que pour faire contrepoint au socle de la mélancolie.

C’est sans doute cette dimension qui s’élude dans la remarque tarte à la crème confite d’angoisse ignorée, « Un enfant de 5 ans pourrait le faire ». Mais oui très chers, bien sûr qu’il pourrait le faire et d’ailleurs il ne s’en prive pas, mais à la condition, tout est là, de ne pas savoir ce qu’il représente car sinon il ne le supporterait pas.

Bonnard, lui, savait ce qu’il faisait. Je m’appuie pour dire cela sur une toute petite remarque que fit une grand-mère à sa toute petite fille. Après avoir longuement détaillé les œuvres où le modèle du peintre, sa femme, se trouve plongée dans une baignoire, je m’étais assis devant quatre toiles la figurant dans une salle de bain.

Ces deux-là passèrent entre les toiles et moi et le morceau de phrase que j’attrapais au vol fit une incise dans mes images et mes pensées. Un coup de cisaille qui fraya son chemin, direct, de la couleur jusqu’à son socle…

 » …mais en fait tu sais, ce Bonnard, et bien sa femme il la peignait mais elle, elle était très dépressive... », dit la toute vieille à la toute petite.

Dans « L’atelier aux mimosas » et tous les tableaux de la côte d’azur aussi bien que les portraits, les commandes, les intérieurs, les extérieurs, avec les vergers de Normandie, et les autres compositions, bref, dans toute son œuvre, la couleur de Bonnard cajole et relève l’esprit qui s’affaisse mais chacun perçoit communément que ses baignoires sont les cercueils d’un corps dont l’eau est le linceul.

Bonnard lui, savait garder la tête hors de l’eau.

L’huile ne se noie pas.

Remarque moléculaire.

JTF, Paris, le 05 10 2015