A sense of common ground – Les bourgeois de Calais

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A Sense of Common Ground

A Sense of Common Ground est le titre d’un livre pour lequel j’ai énormément d’affection. Je l’ai dégoté en 1997 dans un de ces bacs où les ouvrages sont proposés une dernière fois avant d’être envoyés au pilon. Son auteur se nomme Fazal Sheikh (1).

Il propose des photos tout à fait accessibles de femmes, d’enfants, d’hommes, dans des camps au Soudan (1992-1994), en Éthiopie (1992-1993), en Somalie (1992-1994), au Mozambique (1994) et au Rwanda (1994).

Accessibles, c’est le mot, oui, qui met l’accent sur le fait que chaque photo offre la possibilité d’une rencontre simple avec le multiple.

Se rendre à cette rencontre comme on dirait « Rendre les armes ! » pour pouvoir se frotter à l’autre de vie.

Un autre dont la noblesse se tient ici sans particule.

Un de mes tableaux datant de 1998, « Regards », met en scène trois femmes et trois enfants sujets de ces photos. A l’époque, devant la toile, certains s’étaient exprimés ainsi, « C’est étrange cet homme qui donne le sein« .

Une autre avait noté sur un visage l’expression d’une « haine intense » pour ensuite, des années plus tard, sans se souvenir de sa première impression, y relever un « amour incroyable« …

Ainsi, une toile, regard en fonction duquel chacun coordonne les repentirs de sa parole.

L’une des femmes et son enfant se retrouvent sur le tableau réalisé aujourd’hui, » Les bourgeois de Calais ».

Au même lieu, donc, la différence même, oui.

Et près de vingt ans après, et près de huit siècles plus tard, et aujourd’hui…

 » Les bourgeois de Calais », qui sont venus au monde, puis en France, puis partout, d’avoir déplacé le point aveugle pour porter la lumière, ne seraient ils plus aujourd’hui que le corps des regards évidés ?

(1) www.fazalsheikh.org/

JTF, Paris le 22/09/2016

Les bourgeois de Calais

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Comment ai-je appris cela ? Peut-être à la radio, je ne sais plus. En tous cas je suis allé creuser l’affaire en parcourant le livre de Jean-Marie Moeglin, « Les bourgeois de Calais – Essai sur un mythe historique ». Et voici, extrait de la quatrième de couverture, ce que soutient l’historien.

« …la scène se passe à Calais en 1347; une lourde sentence du roi anglais Edouard III pèse sur la ville. Alors six bourgeois se dévouent; ils vont, pieds nus et corde au cou, trouver le vainqueur pour subir la mort. Mais la reine Philippa se jette aux pieds de son époux et sauve les pauvres bourgeois. Ce récit inlassablement repris par toutes les histoires de France a légitimement ému des générations de petits écoliers… Or ce récit est un faux. On y trouve travesti en acte d’héroïsme sublime un rituel de capitulation classique. »

Parlant de souvenirs, accessibles ou non, habillés ou pas, il y a quelques années, en 2010, alors que j’assistais à un colloque ayant trait au thème des camps , l’organisateur, que je connaissais, s’amusa à me surprendre en ponctuant son développement du moment par ces mots« …et Jean-Thibaut va maintenant nous parler de cela ».

Brève, simple et orientée l’intervention que je vais résumer maintenant. Non sans avoir précisé auparavant que le Calais de 2010 avait pour nom Sangatte et n’est devenu Calais qu’après l’intervention des bulldozers envoyés par Nicolas Sarkozy. Lequel se vante, ces jours, de son action d’alors sans en relever les conséquences.

 » Les murs tombent, dit-on, mais le fracas de leur chute s’accompagne toujours du redressement de leurs ombres. Plus fortes toujours, encore et encore. » ai-je écris depuis, sur un autre sujet, toujours le même, dans un autre texte, toujours le même…(Cf. Le surgissement, à venir sur Tybolt)

La teneur de mon propos, partant du camp de Sangatte et de sa place d’alors dans l’opinion publique, d’être en grande partie éludée, fut donc la suivante, basique.

Le scopique (1), nécessite un point aveugle à partir duquel les éléments se redistribuent dans la vision. Ce « nécessite » ayant pour credo le « qui ne cesse pas » plutôt fortiche à couper court aux velléités d’arrêts sur images.

Je définissais alors Sangatte comme étant le point aveugle nécessaire à la vision de ceux dont le regard ne se forge qu’à l’ignorance de sa propre cécité.

L’illustration de cette réflexion m’était venue pour la première fois au début des années 2000. Je devais alors passer quotidiennement par un long couloir qui relie le métro au RER B, gare du Nord à Paris.

Il y avait là, tous les jours, des contrôles d’identité d’hommes noirs ou typés maghrébins. Ils étaient donc à l’arrêt au milieu d’un mouvement ininterrompu de marcheurs. Je posais alors dans mon esprit l’arrêt de ceux-ci comme condition nécessaire à la marche, au mouvement, à la mécanique du système de ceux-là.

Mais depuis, de cette horlogerie huilée, sourd pourtant, crescendo, une intensité croissante, ses rouages devenant rouerie de moins en moins aveugle.

Ainsi, le regard, à traduire de nos jours univoquement par l’opinion publique, est pris en tenaille dans sa posture de porter haut son drapeau du je n’en veux rien savoir, drapeau accroché pour cela à la hampe de tous les fantasmes.

La tenaille qui détermine le champ de ce regard ayant ainsi pour pinces soit de ne pas supporter ce qu’il sait, soit de réaliser après-coup ce qu’il n’a pas voulu savoir sur le moment. Ce qui détermine dans les deux cas un champ uniforme, pas d’accès direct, mais n’engage au final pas la même posture de ne pas avoir les mêmes conséquences.

Qui sont, ou bien l’ignorance passivante que génère le fantasme et qui produit les symptômes intermédiaires, notre quotidien, ou bien la camera obscura écrasée, et c’est alors l’aveuglement des yeux crevés.

Pour en revenir à nos bourgeois de Calais, détournés à en croire Jean-Marie Moeglin, tout cela est de facture classique, où se retrouve l’historisation d’une certaine ignorance, n’est-ce pas, Œdipe ?!

Précisons, et dans le sens du mythe et dans celui du rituel. Ce qui illustre bien l’impossibilité du rapport direct avec la chose, conformément à la fonction tampon du fantasme ou à l’inaccessible du Réel (2).

Notons que c’est ce biaisé naturel, si difficilement soutenable autant qu’impossiblement fixé, qu’est censé panser le maître. On dit « le coach » de nos jours, nouveau glissement sémantique pour une volonté de gainage à la fibre pourtant lâche.

Une distension que j’élève au niveau de la distorsion puisque « lâche » est ici ‘à arpenter sur le versant de « pure lâcheté », qui fait pourtant mine de se tenir, claquant à nos oreilles comme un coup de fouet anesthésiant.

N’y aurait-il qu’un pas du fantasme au fouet qu’un monde s’y carrerait, où se niche peut-être le fil d’Ariane à saisir pour revenir cheminer un instant, pourquoi pas, sur les quelques touches plus légères mais pas moins fiables du texte précédent, « A sense of common ground ».

Ainsi que sur celles du tableau « Les bourgeois de Calais », afin de « s’affroter » à la contingence de ce regard qui se propose aux nôtres.

(1) Psychanalyse : relatif à une pulsion qui met en scène la dialectique entre « regarder » et « être regardé », en particulier lors du développement de la phase du miroir.

(2) »…l’impossible c’est le Réel, tout simplement, le Réel pur, la définition du possible exigeant toujours une première symbolisation : si vous excluez cette symbolisation, elle vous apparaîtra beaucoup plus naturelle, cette formule de l’impossible, c’est le Réel. » (J.Lacan)

JTF, Paris, le 22/09/2016