La singesse nationale
La singesse nationale – 122/276cm (triptyque) – Huile – 2023
L’expérience prouve qu’à l’instar des grands singes l’Homme peut apprendre.
Oui, à force d’observation et de répétition, il peut apprendre à réaliser des gestes qui certes paraîtront sans doute limités aux yeux de ses cousins primates, mais qui, au constat de la construction logique requise pour les réaliser, ouvrent la porte à la possibilité qu’il pourra peut-être, un jour, si les dés de la bonne fortune et la patte qui les lance lui sont favorables, parvenir à se hisser au niveau des Gibbons les plus brillants.
Le plus talentueux d’entre les Gibbons étant sans nul doute W.R. Gibbons, qui non seulement apprend, mais entreprend.
Directeur de l’American Chinese Steel Company, W.R. Gibbons apparaît à la page 6 de l’album de Tintin Le lotus bleu. C’est à la page 7 que, après avoir tout aussi compulsivement que naturellement rossé un serveur chinois il se rassoit et reprend sa tirade là où il l’avait interrompue pour ce faire,
– Où en étais-je… Ah oui ! notre belle civilisation occidentale…
Celle-là même qui, disait-il avant donc de devoir s’interrompre, venait d’être remise en question par Tintin, quelques minutes auparavant, page 6. Tintin qui l’avait en effet empêché de rosser tout aussi abusivement qu’arbitrairement, cette fois-là, un tireur de pousse-pousse chinois.
Entre ces deux rosseries, à la table d’un bar, voici les propos qu’il tenait à deux compatriotes,
– Où allons-nous si nous ne pouvons même plus inculquer à ces sales jaunes quelques notions de politesses ?… C’est à vous dégoûter de vouloir civiliser un peu ces barbares !…Nous n’aurions donc plus aucun droits sur eux, nous qui leur apportons les bienfaits de notre belle civilisation occidentale ? Cette admirable civilisation occidentale qui…
On connaît la suite, l’antienne du Gibbons, le rosseur a rossé, qui re-rosse et qui re-rossera encore.
La preuve, ceci, qui n’est pas tiré d’une bande dessinée.
En mai 2009, lors d’un voyage officiel au Cameroun, François Fillon, alors premier ministre du gouvernement français tint un discours à Yaoundé, discours à l’issue duquel des journalistes lui posèrent diverses questions.
L’une d’elle, d’apparence timide dans sa formulation mais incisive quant au sujet qu’elle amenait, portait sur le réaménagement du nouvel accord de défense entre la France et le Cameroun, la journalistes orientant à dessein les dites imperfections, ou scories du passé selon la dénomination du Premier ministre français, sur les assassinats des nationalistes camerounais par l’armée française.
Voici la réponse qui lui fut adressée. Je dénie absolument que des forces françaises aient participé, en quoi que ce soit, à des assassinats au Cameroun. Tout cela, c’est de la pure invention ! Et naturellement, lorsque je parlais de “scories”, ce n’est pas à ça que je pensais… .
Parlant de dénie, la psychanalyse repère trois types de positionnements subjectifs. C’est à dire trois recours du sujet de la parole – la névrose la psychose et la perversion – chacune de ses positions ayant valeur de réponse en propre. Par, le refoulement du névrosé, la forclusion du psychotique et …le dénie du pervers.
Je précise à toutes fins utiles que la perversion dont il s’agit ici n’a rien à faire avec la morale.
À toutes fins utiles donc pour dégager ceci que la chose évoquée ne peut pas même être dite tabou – c’est à dire en lien de référence nécessaire à fonder la loi – puisque radicalement niée.
Il faut dire que les imperfections, de l’ancien accord, évoquées par la journaliste ce jour-là, introduisaient en réalité la question des abominations commises par l’État français durant la guerre du Cameroun (1).
Abominations que François Fillon (2) dénie.
Suivant cette veine c’est donc sans surprise que, en mai 2023, entendu par une commission de l’Assemblée Nationale au sujet de sa présence au conseil d’administration d’une grande société russe alors que la guerre à cours avec l’Ukraine, François Fillon répond Je suis désormais une personne privée et si j’ai envie de vendre des rillettes sur la place rouge je vendrai des rillettes sur la place rouge (3).
C’est là qu’est la petite subtilité, non relevée. Car si oui l’expression est vulgaire et déplacée, cela n’empêche qu’il est effectivement une personne privée et qu’à ce titre il peut tout à fait décider du champ de ses activités professionnelles, autant d’ailleurs qu’il a également le devoir d’en référer si l’autorité compétente lui en fait la demande. Tout cela a été dit. Mais…
Mais… lorsqu’il lui est demandé de comparaître devant cette commission sous l’égide du Sois Franc ! François Fillon l’est à sa façon qui est que tout est dit à la condition que le «tout» en question renferme expressément le dédit de ce qui s’y dit.
Ainsi, pour dire les choses, pour les expliciter, si il en a envie il ira vendre des rillettes sur la place rouge et ce qui compte – subtilité déductible – ce n’est pas que ceux auxquels ils s’adressent n’aient ainsi par leur mot à dire, mais que – déduction de la subtilité – personne ne l’ait.
Ni les russes, ni les camerounais, ni personne !
La parole du tenant lieu politique se revendique et s’épand désormais ouvertement comme le lisier qu’elle est devenue. Engrais qui engraisse un discours sans lieu d’Être par le biais d’une parole inhabitée.
La singesse nationale est une représentation de cette perversion, un reste* de cet inhommable.
Jean-Thibaut Fouletier
Die, le 10/02/2024
* Je le précise, le reste est le vivant à partir duquel l’on fait preuve, comme le confirme l’expression Du reste…, quand la scorie, elle, n’est que matière morte.
(1)
https://www.cairn.info/revue-z-2017-1-page-142.htm
https://blogs.mediapart.fr/jean-louis-marolleau/blog/271116/le-mensonge-de-francois-fillon
(2)
https://www.dailymotion.com/video/xjpo4l
(3) Les négresses vertes, Voilà l’été, ( 2min 23-25s , …rillettes sous les bras j’avance dans la rue…).
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