Un certain nombre de…

Les quatre chevalS

Jean-Thibaut Fouletier – 116/178 cm – Huile – 2009

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Texte téléchargeable au format Pdf.

A l’adresse de

Bruno Lemaire, Mathieu Laine, Guillaume Erner,

et de tous ceux qui les suivent dans l’art de dresser

« la grue pour monter la grue »

sur le chantier de l’arasement du sujet.

Un certain nombre de est l’une de ces tournures de phrases que je chérie détester. Je présente la chose ainsi d’une pirouette, mais c’est pour mieux souligner qu’elle est à vomir. Ce qui permettra peut être de récupérer ceux qu’elle aura, elle, ingurgités auparavant du simple fait qu’ils l’auront prononcée.

Je constate l’avoir épinglée plusieurs fois depuis deux ans au détour de textes traitant de sujets pourtant très différents.

Il se trouve bien sûr d’autres expressions collectives abhorrées par moi quand adorées de ceux qui s’y fondent – dans les deux sens du terme. Depuis quelques années par exemple les hommes sont nombreux à être qualifiés de pervers narcissiques. Puis, peu après l’apparition de cette qualification, les femmes souffraient beaucoup de fibromialgie. Enfin, plus récemment, il semble extrêmement important, c’est à dire incontournable, que telle ou tel soient situés par rapport au qualificatif de bienveillant.

L’être ou ne pas l’être comme résolution binaire à un ailleurs insaisissable de se représenter Autre.

Autant de termes qui, comme de nombreux autres, fleurissent de façon volatile ici et là pour finir par s’ancrer dans le quotidien de tous en désignant en creux le manquement par lequel ceux qui les emploient se font leurs obligés de se satisfaire à ne pas avancer leurs propres mots. Et, par effet de discours, forçant qui que se soit à devoir s’en dépêtrer.

A côté de ces expressions qui permettent donc avant tout à ceux qui les emploient de croire pouvoir se dédire de leurs dits, il y a celles qui sont utilisées sans que ceux qui en font usage se rendent compte que cet usage n’a pour but que de valider l’oubli de ce qui les aura originées. Ce qui a toujours pour effet, par la répétition de cet « oubli », cela s’appelle le refoulement, de mieux entériner ce qui y gît.

Ainsi en est il par exemple des rats et du réel.

Pré-adolescent, l’un de mes fils me racontait comme un trait d’humour comment dans sa ville de Lyon son cousin et ses copains qualifiaient les jeunes de banlieue non plus de racailles mais de rats. Je lui donnais un éclairage nouveau sur cette délicate abréviation en lui révélant d’où venait ce qualificatif et comment il désignait ignoblement les arabes à la fin des années 60. J’appuyais un peu sur le fait que sa méconnaissance en la matière faisait le lit, c’est à dire le fondement de l’idée que ce mot véhiculait alors. Ce fondement étant tout simplement …de la véhiculer.

Pour le réel, je ne peux que reprendre les termes avec lesquels je décrivais comment sur la station de radio France Culture peu d’intervenants se privent d’utiliser ce terme comme un sésame ouvrant à une réalité augmentée dont ils jouissent manifestement dans une mystérieuse connivence avec leurs interlocuteurs qui ne leur demandent jamais, entente cordiale, de développer dans quelle acception ils l’utilisent. Sans manifestement non plus savoir d’où ce terme est issu. A savoir « d’au moins un » point nécessaire pour s’extraire de la politique de soumission dont ils témoignent à son endroit sans doute en vue d’obtenir une quelconque grâce de sa part. Servilité perdue, il n’y a pas de connivence avec le réel. Ceux qui s’y emploient ne s’attirent que les ressorts de la vanité creuse, soit la pensée sans rebond dont ils témoignent communément. En – petite – réalité, leur réel ainsi servi à toutes les sauces est évidé de l’assaisonnement dont Lacan le lestait, l’impossible.

Mais, pour y revenir, un certain nombre de, disais-je.

Les intervenants prenant parole à propos de tous sujets et sur n’importe quel média placent presque toujours cette formule au cœur de leur démonstration. C’est à dire comme sujet grammatical, point d’appui indéfectible, pierre angulaire sine qua Nihil.

Un certain nombre de personnes pensent que …, un certain nombre de déclarations récentes permettent de croire que… Bruno Lemaire, épinglé par Lauréline Fontaine et moi-même dans deux articles (1), résuma parfaitement cette prise d’appel de la réflexion sur le néant par cette formule abyssale, Il faut prendre les chiffres comme ils sont.

L’être du chiffre, le Dasein du nombre…

Mon article se terminait ainsi,

(…) De là, si le silence collaboratif qui valide les chiffres, comme punctum proximum de l’argumentation au service servile de l’évaluation, est une parole autant, c’est celle qui, pour ceux qui font ce choix, scelle leur parjure devant leur condition, leur à condition, d’Êtres parlant, de parlêtres.

Parjure donnant accès à l’inhommé dont nous commençons tout juste sous divers angles à aborder l’aire.

Une aire concentrée à laquelle chacun accède, baissant singulièrement la tête, symptôme, en passant sous son frontispice au mantra rassurément cartésien, « ZHALZEICHEN MACHT FREI »(2) (…).

Nous pouvons donc ainsi gentiment faire le constat de ce vers quoi nous mène cette lâcheté que j’ai également (3) pu évoquer dans un texte (4) en relatant comment un laboratoire de recherche sur le langage peut faire des expériences sur des enfants de maternelle sans que cela ne questionne qui que ce soit, ni parmi les parents concernés ni au sein de l’administration scolaire partie prenante.

Petite note en passant, j’ai placé ce texte il y a un an sur Youtube en commentaire d’un documentaire de ce laboratoire « L’acquisition du langage chez le bébé ». Je précise cela après avoir reçu tout récemment ce mot à la retenue minérale d’une internaute « Très bien écrit votre réponse ». Sera-t elle pour autant, cette réponse, déchiffrable par un certain nombre de sujets du langage tant il est asséné que la parole doit être assimilée à une série de rayures dont le caractère binaire, dit plus haut, de 0 et de 1 camoufle si peu l’intention de faire passer Le sujet à l’as ?

Pour ceux-là que ce thème intéressent, c’est-à-dire met en mouvement, la série d’interviews de Alain Supiot, « La gouvernance par les nombres » (5), ouvrira sans doute quelques pistes pour une réflexion autre que celle soutenue par le miroir aux alouettes.

Un miroir tendu par l’actualité la plus récente puisque pas plus tard qu’hier le journal Le Monde plaçait dans ses colonnes un article ayant pour titre Catherine Dulac récompensée pour avoir découvert les neurones de l’instinct parental, et pour sous titre Elle est distinguée par le Breakthrough Prize, prix scientifique créé par des entrepreneurs de la Silicon Valley, pour avoir découvert où se trouve l’instinct parental dans le cerveau de la souris (6).

Ce que choisissent d’ignorer ceux qui comme cette lauréate peuvent dire ainsi, en toute paresse subjective, je suis une scientifique, je regarde les données, je suis neutre, c’est que les données en question ne sont qu’un miroitement de cette insuffisance fameuse, Un certain nombre de.

C’est-à-dire l’indice de son phantasme, silicone injecté dans la pensée de ceux qui s’y soumettent.

Jean-Thibaut Fouletier

Paris le 14 – 09- 2020

  1. Fonction métonymique et Le café du commerce et le marc de Bruno.
  2. Le frontispice Zhalzeichen macht frei, « Le chiffre rend libre », en référence à celui d’Auschwitz.
  3. Le fait de se répéter dans le choix des sujets traités ou même des propos utilisés pour ce faire, plus qu’une simple propension au radotage est un mouvement spiralé qui permet à celui qui s’y engage – que ce soit dans la tenue du discours ou bien dans son son écoute – d’en serrer la boucle autour de ce qui lui permettra d’en saisir le fil.
  4. Le miel de Babylab.
  5. La gouvernance par les nombres. Série de huit courtes interviews, ou bien une intervention à l’Institut d’études avancées de Nantes.
  6. Article bardé des poncifs inhérents à l’entre-soi et à la componction mielleuse supposément due au scientifique estampillé, qui s’oriente rapidement sur la validation des recherches présentées par le fait que ce sujet intéresse vivement les personnes impliquées dans le « champ transgenre ». Aucune signature autre que « Le Monde avec AFP ».

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