The (rock) lobster – L’anorme du désir

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ROCK LOBSTER – L’ANORME DU DÉSIR

Gabriella et moi avions décidé de nous retrouver au café. Dans le temps où par téléphone nous convenions de notre rendez-vous, elle me dit être allée voir quelques temps auparavant un film ayant pour titre, The lobster et, dans la foulée, avoir écrit un texte pour tenter de répondre à ce en quoi ce film l’avait questionnée.

Comme elle me demandait de lire son écrit, je décidais auparavant d’aller voir ce film à mon tour et, quelques jours après que nous nous soyons vus, elle m’envoyait son texte dans lequel elle est parvenue à résoudre la toujours grande difficulté de poser avec une tonalité d’apparente simplicité les bases de questionnements complexes.

Ce qui a toujours eu pour vertu de cadrer et de rendre accessibles les perspectives dont on ne voit pas toujours de prime abord la portée. Orientation par laquelle je me propose à mon tour, comme cela, à la volée, d’avancer quelques-uns de mes points de vue.

Je veux dire par là quelques uns des points dont je suis parvenu à supporter le regard au prix de ce que je peux en dire.

L’anorme du désir

La majeure partie de l’histoire se déroule dans une grande résidence située en bord de mer. Elle est le lieu où se dévoile l’intention d’une loi qui, pour donner son grain de science-fiction au film, le ramène néanmoins au niveau d’une simple anticipation, qui peut elle-même être finalement réduite aux affres du quotidien le plus actuel, éprouvé peu ou prou par tout un chacun dans sa réalité.

Où l’étrangeté inquiétante devient une étrangeté bien familière, ce que j’avance être la formule de l’anorme du désir.

Le scénario du film introduit une loi qui par définition ne supporte pas l’alter-native, fut-ce pour permettre de le dénicher cet alter. Cette loi est la suivante, quiconque se retrouvera à vivre seul disposera de 45 jours pour trouver un partenaire sous peine d’être transformé en l’animal de son choix.

45 jours, ou 45 minutes, ou 30 minutes, comme on se retrouve, celles prédéterminées qui lors des séances de psychanalyse sont censées permettre de circonscrire le désir du sujet. Ou comment certifier – norme iso 9000 et quelques en vue… – coûte que coûte et séance tenante qu’il faut une grue pour monter la grue.

Ou non – minute papillon – puisque la question de la durée des séances fut, demeure et restera sans doute, l’une des lignes de démarcation et en tout cas le point saillant pris comme prétexte afin que s’établisse la nécessaire différence, l’altérité reconnue et revendiquée telle entre les pratiques analytiques majeures.

Intention d’une loi donc, retour au film, censée prendre dans ses rets, pour les partenaires potentiels, le point d’identification de l’un à l’autre pour l’identifier lui-même, ce point, à ce que devrait être l’expression du désir du sujet.

Ce qui nous mène directement à l’une des réflexions que propose Gabriella, dialectique de l’alternative, « La question de la différence se pose : est-ce que justement, pour faire lien, la radicale différence qui nous sépare les uns des autres, n’est pas un lien plus sûr que celui de la ressemblance ? ».

Question au regard de laquelle doivent donc être reprises quelques-unes des fibres figurées dans The lobster, fibres de ce lien censé relier les uns aux autres et ce à travers ce qui lie, d’une manière ou d’une autre, chacun à son propre désir.

Bien entendu, cette injonction qu’est la ligne d’horizon temporelle forcée impulse un mouvement d’ensemble qui se solde par le fait que chacun est à l’affût de ce qui apparaîtra comme étant la solution la plus immédiate à portée de tous pour y répondre.

A savoir la tentative évidemment illusoire mais surtout erronée de résoudre la disjonction de soi en déterminant chez l’autre le moindre trait prêtant le flanc à en faire un autre même, figure aporétique de l’alter ego, extraction imaginaire tissée au fil d’une réciprocité temporelle mirée pour avènement du mirage autotalisant.

Cette figure du plus petit dénominateur commun ne conditionne donc pas seulement ici le calage du couple, mais représente le crédit nécessaire, dût il être représenté en monnaie de singe, voire singé, accordé pour la validation de l’entente tripartite entre les partenaires du couple et l’institution, lieutenant de la loi-cautère qui les uns-valide tels.

Oui mais,…

Les débords du désir

le désir suinte.

Si cet attelage de mots est saisissant c’est que la ligne abrupte de sa portée vient s’opposer au versant chargé de l’évidence normée. Une évidence présentée ainsi tellement gros comme une maison que la question semble ne plus devoir se poser de savoir quoi en faire.

Pour tenter d’éviter le piège voyons comment dans The lobster les deux roten linen que sont le sang et le son permettent tout du long de donner corps à cette exsudation ontologique.

– Quelques éléments d’une gradation par le sang :

L’une des résidentes est sujette à des saignements de nez. Cette particularité sera saisie par l’un des résidents. Il se mortifiera en cachette en se cognant de manière à saigner également et figurer ainsi un trait commun qui soutiendra suffisance à faire d’eux des partenaires reconnus et reconnaissants.

L’une des résidentes, avec une tonalité d’urgence bien reconnaissable postée sur sa demande, cherche à tous prix, orientés, un partenaire. Las, elle finira par tenter de conjoindre la ligne de douleur soutenant sa demande à celle de l’inexorable décompte des jours. Tentera oui, par le biais d’un suicide. Le sang à nouveau, mais, dans son cas, pas encore la mort.

L’une des résidentes tue à coups de pieds le chien de son partenaire, tandis que le couple est encore en période d’essai. Bain de sang. Ce chien était auparavant un humain qui a subi la loi, mais encore, le frère de son partenaire. Ce dernier, personnage central de l’histoire, décide alors de s’enfuir pour rejoindre les « solitaires ».

Ceux-ci vivent dans la forêt, en groupe, mais sont évidemment soumis à une loi tout aussi féroce et draconienne qui, elle, leur interdit directement l’expression d’amour, qu’il soit sentimental ou physique. Et lorsqu’à son arrivée, à la vue de l’un des solitaires à la bouche barrée par un pansement sanglant, il s’en sera enquis, lui sera expliquée la gradation des sanctions physiques encourues par les contrevenants à la loi, tortures marquants le corps de la bouche au sexe. Le sexe dont chacun se démène est la rampe qui mène au désir et ici encore son vernis est de sang.

Il y a enfin un meurtre figuré dans The lobster. Il convoque tour à tour certains attributs de la figures d’Œdipe, le meurtrier est aveugle et méconnait sa cible, et dans le même temps celle du double, quand celle qui est censée être agressée se fait « remplacer » et mime au même moment les mouvements du corps de celle qui se fait occire à sa place.

L’absence à soi par aveuglement d’Œdipe ou la compensation fictive par figuration du double, rien n’y fait, la résolution est un leurre qui de sa voix aux mille échos, sans cesse, convoque au désir.

– Quelques éléments d’un différentiel par le son :

L’une des scènes nous présente les tenanciers-Thénardier de la résidence qui animent un bal en chantant de concert la chanson « Something’s Gotten Hold of My Heart ». Oui, quelque chose retient les cœurs contingentés par la loi du lieu dont les représentants feignent d’ignorer qu’elle ne doit sa « raison d’être », c’est à dire le faux-semblant qui lui tient lieu de vertu originelle, qu’à la puissance qu’instille celle du désir.

Ils seront dépassés ultérieurement, mais en attendant, à ce moment du film, pour les différents protagonistes, nous sommes encore sous le régime du corset par lequel se profile l’évidence du savoir insu-porté que seul le corps sait.

En deux occasions un groupe de quatre solitaires rend visite aux parents de l’une d’entre eux, en ville, là où la loi est objectalement effective. Ils donnent le change en se faisant passer pour des couples. Lors de la seconde visite le héros est assis sur un canapé à côté de celle qui est censée être sa fausse compagne alors qu’ils sont en réalité véritablement amoureux.

Leurs hôtes ont eux comme point commun de jouer de la musique et la mélodie qu’ils leur adressent à cette occasion, dans cette scène extrêmement drôle, mais également, à mes yeux, la plus violente du film, fait que ces deux-là ne peuvent réprimer l’expression de leur désir et se mettent à jouer, crescendo, du corps l’un de l’autre.

C’est que la musique, elle, n’a pas son pareil.

C’est à dire qu’elle n’a pas son pareil à lui-même. Et de la profondeur qui s’en révèle, de ce différentiel, se profile enfin la possibilité de toucher au champ d’un certain regard.

Sexuelle – Sexuil – Sexuœil

N’avoir pas son pareil n’empêche qu’il puisse, voire qu’il doive, ce son, avant d’éventuellement pouvoir être entériné alter en lui-même, être repris de l’un à l’autre comme lorsque durant une course de relais l’on se passe un témoin qui n’est ni de l’un ni de l’autre mais figure, par convenance et faute de mieux en attendant, la reprise imaginaire faite au délie, au déliage de l’univoque.

Ce son-témoin est supporté dans le film par les deux figures féminines déjà évoquées qui proposent deux versions abruptes et paroxystiques du n’en savoir que faire. Un n’en savoir que faire du désir dévoyé en jouissance ou de jouissance ne touchant pas au désir, ce qui les amènera et l’une et l’autre à choisir des postures déterminant pour chacune, in fine, un solde déficitaire. Et douloureux.

Sexuelle

La première, rappelons-le, proposera donc à notre « héros », avec des accents de guide touristique, tout un catalogue de pratiques sexuelles qui, pour accessibles, alléchantes et débridées qu’elles paraissent, le laisseront de marbre, comme il se doit. Lors, elle fera corps avec ce trou polyvalent qu’elle se proposait d’être en sautant par la fenêtre. Au sol, écrasée mais pas encore morte, elle soutiendra encore le son animal d’un cri de jouissance et de douleur, éperdues et toujours confondues.

La seconde, qui assiste à ce suicide en compagnie de l’homme auquel les avances avaient été faites, fait alors sien ce son-témoin. Elle qui personnifie de toujours les contradictions figées d’une politique de la frigidité, guette désormais chaque seconde, y compris pendant l’acte sexuel, son et lumière, que son compagnon est un accompagnant dans sa pratique contradictoire de l’inaffectivité ultra normée.

L’inaffectivité comme marque supposée de l’injouis, ce qui la désigne évidemment sujette au et sujet du désir. Lors, malgré les bonus en jours gagnés sur le solde de ses 45 jours par ses exploits à la chasse aux solitaires et malgré la restriction de l’expression de son désir, elle finira elle aussi par être traversée par un son animal puisque transformée tel.

Sexuil:

L’homme fera reprise également du son-témoin en refusant de dire en quel animal il la transformera après qu’elle ait tué son frère/chien, pratiquant lui-même l’opération en guise de vengeance. Il marque ainsi, de son silence, son premier acte de sujet assumant de s’engager dans la voie de reconnaître son désir.

Astreint à la loi d’un lieu proposant comme alternative, soit l’écrasement du désir par bombardement de signes censés le représenter, soit sa dissolution en le confondant avec le signe censé le désigner, il migrera vers un autre lieu, autre loi supposée, en allant rejoindre les solitaires dans la forêt.

Il y rencontrera donc l’amour quand bien même les pinces de la loi instituée y sont, comme déjà dit, tout aussi féroces, marquant les corps d’un cicatriciel qui trouvera à déborder notamment sur la norme de l’institution, de la résidence dont il a fuit et dont certains des solitaires, comme lui, sont issus.

Ils y feront retour en effet par le biais d’une incursion, jouissive pour eux avant tout d’être ravageante pour certains des hôtes qu’ils y avaient croisés du temps de leur séjour. Tentative de remise à niveau, comme un premier règlement du solde de tout compte des jours passés soumis à cette première version de loi.

Cette opération nocturne menée par la communauté des solitaires peut également être considérée comme une première mouture, insatisfaisante et donc annonciatrice de ce qu’ils allait inévitablement devoir réitérer, bien sûr sous une formulation différente, à l’endroit de la loi régissant les relations au sein de leur propre communauté.

Après quoi, dernier temps, il s’agira pour le couple transgressif de figurer une résolution, un ultime débord menant d’un autre lieu au lieu Autre.

Sexuœil :

Chacune des scènes évoquées dans ce texte est somme toute présentée comme un point pivot et le choix de leur présentation, partisan, sert de fait le fil de la pensée qui les inclut. Pour autant, chacune de toutes les scènes du film peut également être considérée per se.

Dans les deux cas, être élevées au rang d’éléments démonstratifs d’un ensemble dont elles sont parties ou rendues au rang de l’en soi, elles se renvoient les unes les autres à la ligne faisant le front des deux champs qu’elles occupent alternativement, ceux de « l’hors-scène » introuvable et de  » l’ob-scène » qui tente, à cet introuvable, mais à quel prix, d’y contrevenir.

Les premières et dernières scènes du film où apparait l’homme dont nous suivrons l’évolution serrent au plus près le regard par les instruments qui le servent et que lui sert. A savoir les lunettes, les lentilles de contact, l’amour, la castration (laser, couteau), l’objet a.

Au commencement, l’homme apprend qu’il doit rejoindre l’institution, puisque sa femme en a choisi un autre que lui. Il lui demande alors si le nouvel élu a des lunettes, lui-même en portant. Elle lui répond par l’affirmative. Rétrospectivement nous disposerons de plus d’éléments pour saisir l’importance de ce qui apparait encore comme un détail, qui lui permettra de dire, selon les critères de sa subjectivité d’alors, que sa femme ne l’aime plus puisqu’à signe de communauté identique, les lunettes, elle en préfère un autre.

En dernier lieu, après que lui et la femme avec laquelle désormais il forme un « vrai » couple se soient enfuis de la communauté des solitaires, non sans qu’elle ait eu auparavant à payer le prix de sa transgression en ayant été rendue aveugle – au laser et de la main d’un chirurgien, ce dernier point soulevant toute une réflexion que je ne traiterai pas ici – les voici tous deux dans un vague restaurant, en ville, au lieu de la norme répétons-le.

La dernière image du film le présente dans les toilettes du lieu, face à un miroir, et indique qu’il est dans l’élan de s’énucléer avec un couteau.

 » Du sang, du son et des larmes » n’est-ce pas ?! Ou comment donner figure à ce qui n’en a pas…

Ainsi les spectateurs sont-ils sommés de faire reprise à l’arrêt du geste de l’homme face au miroir.

Ils peuvent pour cela répondre à la scénarisation en basculant dans ce sens qu’il suffise de mettre le prix, bien horrible en apparence et en tous cas présenté dans ce registre comme suffisamment élevé pour justifier ce qui se figure par là, quoi, un rapport au désir qui le rendrait objet accessible. Objêtre… Allant qui à être suivi à son supposé terme justifie en plein l’expression « se mettre le doigt dans l’œil jusqu’au coude »

L’autre posture est plus rosse, ou plus exactement sans commune mesure. Pour dire la chose abruptement, il ne suffit pas de pratiquer l’ek-corporation pour Réeliser l’objet a. Ainsi, à ne pas adhérer à l’élan univoque impulsé par la dernière image proposée et ce qu’elle induit, le manque « suffisamment satisfaisant » de l’aveuglement, ceux qui manifesteront pouvoir s’en détacher le feront-ils par la saisie non pas des yeux mais du regard qui s’offre à eux.

Dans le premier cas, l’énucléation, le prix ne représente que ce que l’on est prêt à payer pour se figurer qu’il y aurait, quoi – à nouveau -, un rapport, là où nous nous passerions volontiers de La preuve d’amour qu’il manifeste vouloir nous donner pour que nous y croyions.

D’autant plus, ou moins, c’est le type de raccord sans passerelle auquel pourront accéder ceux qui se mettront en position de saisir le regard proposé, second cas, que c’est la pellicule, à réaliser alors comme manquante ou bien encore trouée, et elle seule ainsi considérée, qui satisfera à soutenir l’impossible, dont la castration symbolique fait office de « Dont acté ! » pour le sujet, laissant sa place de fallace aux effets d’inertie philosophique à la volonté de savoir s’il a ou non le résultat de la ponctuation de son geste à offrir dans la réalité.

D’autant, ni plus ni moins, bien au contraire, que cet insu est l’issue (donnant accès à l’inconditionnel du notre) qui fait la condition du nôtre, de désir.

Notes

J’ai regardé ce film une première fois en version originale non sous-titrée, en anglais donc. Cela au prétexte subi, c’est à dire non encore analysé, d’y placer, en rapport à la langue dite maternelle, un point d’équidistance avec Gabriela Bustos Gallardo, française née au Chili au début des années 70. Je ne croyais pas si bien viser.

C’est que, d’avoir travaillé chacun seul, en analyse, puis ensemble, en cartel, il y a de cela quelques années, est passé ce qui passe en sous langue dans la moindre parole et qui ne cesse de devoir être saisi – allez, au travail – pour reconnaître quelle est la part du désir de l’un et de l’un.

Point repère d’insu-tisfaction, puisque comme nous venons de le voir, dans The lobster la langue de l’autre est sans cesse questionnée au lieu précis où celle de chacun reste sans réponse.

Celui du désir qui y gît, lui-même indexé au lieu de l’Autre d’où se génère la moindre question, de n’avoir lui même en ce point précis comme texture que celle d’en avoir pas.

D’où s’imagine, Thyeste-topique, le maillage de toutes ses réponses.

Chacun sa place au courant d’air du désir de l’un qui marque le déport du même pour que le partage de l’incommunauté fasse reste et pour que je fasse texte.

JTF, Paris le 20/03/2017

VIDÉO

The B-52’s : « Rock Lobster »