NOLI ME TANGERE Le saut – La suspension – Une chute

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J’avais il y a quelques années de cela noté les mots souvenir, enfance, bible, catéchisme dans mon dossier « Idées ». Ils retranscrivaient à la volée, comme j’en ai pris l’habitude, ce questionnement qui m’était venu, Quel est le passage de la Bible qui reste pour moi le plus marquant du temps de mes quelques années de catéchisme ?

Réponse, les noces de Cana (Jean 2;11).

En me replongeant récemment dans la lecture et les commentaires de ce texte j’ai découvert entre autres choses que la transformation de l’eau en vin lors de ce repas de noces serait à considérer comme étant ce que l’on nomme non pas un miracle mais le premier des signes du Christ à l’adresse de ses disciples.

Mais encore. Entre le temps de ce premier questionnement et celui de mes recherches je m’étais également interrogé sur le fait de savoir si, adulte, un passage m’avait lui aussi particulièrement marqué. La réponse vint immédiate également, avec la nuance qu’il ne s’agissait pas là non plus à proprement parler ni d’un miracle ni même d’un signe, mais, au creux du mystère de la résurrection, d’une simple parole, Noli me tangere.

Μή μου ἅπτου (Mi mou aptou), Noli me tangere, Ne me touche pas, paroles adressées par le Christ à Marie-Madeleine au moment de la résurrection, lorsqu’elle le voit sortir du tombeau avant aller rejoindre le Père et qu’elle vient à sa rencontre lui manifester sa joie. C’est là pour le coup la dernière manifestation terrestre et la première ressortant de la foi.

En effet, selon l’exégèse la plus courante le Ne me touche pas semble devoir être entendu non pas pour y répondre en sacrifiant alors au contact physique, mais comme un regard à porter sur l’au-delà des sens, vers l’ailleurs de ce qu’ils sont censés livrer, pour accès à la foi.

Ne me touche pas… Nous le savons, l’injonction est le plus souvent une tentative dérisoire de parade à l’endroit de l’impossible. Pourtant, ici, la force de cette parole est d’être toute entière placée en ceci que l’impossible en question se gaine alors de l’espérance, qui deviendra credo pour accès au franchissement vers la foi. Celle-ci se soutiendra de l’effacement du souvenir de ce dont elle s’extrait. Terre de promesse et d’avenir à la condition – qui n’en est plus une puisque biffée – de terre brûlée.

Il semblerait bien que cela ait plus de poids au yeux de la communauté que ce qui se propose au terme d’une psychanalyse.

Un certain exil, oui c’est ainsi que je dirais le rapport au langage de celles et ceux qui ont mené leur analyse à terme. A son terme. C’est à dire jusqu’au lieu où le terme – à entendre dans les acceptions et de mot et de terminaison – est devenu si fluctuant lorsque l’on y « touche » que le fol arrimage du départ est devenu mirage « Réelisé ». Celui qu’en réalité l’on a quitté de longtemps, précisément pour en arriver là.

Là. Le lieu d’un certain exil, où – enfin et de toujours – l’on se retrouve, l’on se trouve à nouveau, en esseulement avec soi-même ou bien isseulé de l’autre, par l’Autre, d’avec l’\-/utre.

La terre brûlée se réalise alors uniquement de sa fumée qui la révèle plus encore inconsistée qu’inconsistante.

Ici me viennent les mots de Mallarmé,  » Rien n’aura eu lieu que le lieu. », puis ceux de Jean-Louis Baudry, « Nous sommes ce lieu. » . Oui, nous sommes ce lieu qui parvient à se définir du rien auquel il donne corps. Puisque

Le corps – C’est le lieu où il y a un corps – Moins le reste privé de lui.

Des corps il y en a tant et tant… Celui de Jean Babilée (1) par exemple qui nous livre éternelle la création de Roland Petit sur oeuvre de Jean Cocteau Le jeune homme et la mort. Son interprétation nous apparait à l’image, d’époque, en noir et blanc. De ce fait, le détail que je relève n’est accessible qu’au visionnage d’interprétations plus récentes.

Un détail… comment dire cela ? Un détail perçu tout d’abord élément parmi d’autres, mais, autant discrètement que manifestement, insufflé en lui-même. Habité d’un espace qui me résonna jusqu’à ce que je le considère enfin en propre – pour un temps indépendamment de l’ensemble de la pièce – puis pour ce qu’il est, un message adressé par Cocteau. Soit une parole à soutenir pour que son sujet advienne.

Il s’agit du jaune de la robe de la jeune fille. Un jaune détaché qui, je puis le dire, pourtant fait tache. Mais pas trop semble-t il, les commentaires de l’oeuvre ne le mentionnant pas. Un jaune détaché puisque s’il est remarquable ce n’est pas de faire contrepoint à la misère crasse du lieu et au tragique de la situation ni de tirer la couverture à soi, mais de l’être en soi.

Un jaune qui, plus que la montre du jeune homme et plus encore que la corde qui trône comme l’aiguille toujours à l’heure d’une horloge trop parfaite désigne un temps où fatalité et liberté se conjoignent vers l’inaccessible.

Un jaune hors scène pour accès à la sCène que nous disions plus haut, puisque l’inaccessible que représente cette jeune fille qui mène pourtant à l’inéluctable de la mort, est, dans son ressort, tout entier supporté par lui.

Celui d’une fleur ayant pour nom Impatiens Noli-tangere.

Avec elle le rapport est de mise à distance et je vous laisse à ce sujet découvrir sa principale caractéristique dans son milieu dit naturel. Pour simplement l’évoquer, disons un mouvement où la saisie manifestée à son endroit par ceux qui veulent la cueillir est perçue par elle comme devant induire de sa part le pas de côté pour échappatoire qui y répond. L’inaccessible…

A quoi viennent faire échos le suicide dans Le jeune homme et la mort et la résurrection concernant le Christ. De l’envie à l’enmort pour le premier et de l’enmort à l’encore pour le second.

A considérer que ces deux là soient des bornes à tout le plus et des repères à tout le moins, il y a donc, pour y revenir, toujours lieu à situer le terme d’une psychanalyse, la fenêtre du fantasme à considérer traversée. Non pas qu’on l’ait franchie, la fenêtre, mais qu’on sache y avoir à faire, au fantasme. Ou, plus précisément, qu’on y ait à faire en connaissance de savoir.

L’espace incompressible du désir marqué au fer par le différentiel. Cela peut se dire ainsi,

Sauter par une fenêtre infranchissable,

Puis satisfaire à une chute qui se mue en vol

Pour enfin toucher au nulle part de siéger partout. *

Un certain exil dans le langage…

Cela donne accès à des tournures inédites. Quelle est la couleur d’un saut ? par exemple.

Le jeune homme court après la jeune femme, la vie après la mort. Elle est de l’autre côté d’une table, il s’élance et saute sur la table. Il est encore en l’air qu’elle n’est déjà plus là. Nous en voyons tant et tant des élans et des réceptions ne se fondant qu’à servir le développement serpigineux de l’enlacement fatal.

La question se pose, de quelle balance s’idéalise le ressort de cette ligne ? Je réponds, du corps de la suspension. Oui, au lieu que la conjugaison tente d’investir en y nouant les fibres de son métier à tisser, la suspension ouvre au possible en dénouant le pas de l’appel de celui de la réception pour mieux ensuite concevoir la ligne qu’ils désignent. La seule qui les aura liés.

Au lendemain de la première de la représentation de Le jeune homme et la mort, en 1946, l’article de Jean Dumezil pour le journal Le Monde suit, mine de rien et sans prendre de risque, ce qu’à pu exprimer la salle en ponctuant son mot par des satisfecit francs mais mesurés à l’adresse des danseurs. Je retiens vivement de son papier un détail, un lapsus calami.

Parlant des meubles qui voltigent et des objets qui sont brisés tout du long du spectacle il écrit ceci, Mais qu’importe leur prix à qui est bien déridé à mourir ?

Son lapsus est une ouverture qui lui appartient. Son déridé pour décidé évoque-t il un rire face à la mort, une grimace dos à la vie, ou bien encore, un déridé de prendre place pour un lifting avant l’heure, rajeunissement qui plus que de simplement aller à rebours du cours des temps inscrit la volonté du sujet dans le registre du désir éternel ?

En tous cas pour celui dont il est question et qui va se pendre sous nos yeux, pas de rebours. Il se détourne de Zénon – en coupant à sa flèche les ailes de la division du temps par l’espace elle finira par atteindre son but – et semble plutôt s’orienter vers Prigogyne – qu’il n’y ait pas de réversibilité de l’expérience n’entame en rien son crédit.

A ceci près pour cette dernière assertion que Prygogine parle de l’expérience scientifique pour en arriver à dire que, contrairement à ce qu’affirme la physique jusque là, il n’y a pas de déterminisme, alors que la pièce, elle, témoigne de l’expérience humaine pour y insérer la question fondamentale du désir d’accréditer ou non la vie, la mort.

Retour à la ligne déjà évoquée, celle par laquelle l’élan et la réception, d’un saut, sont liés. Cela semble évident mais comme toujours l’évidence gagne à être évidée de son statut d’immédiateté. Qu’elle livre de prime abord, ou qu’elle soit censée le faire à terme, n’empêche de se rappeler que délivre était à ce niveau d’expression un terme largement autant utilisé il y a peu. J’y reviens par le biais de cette question, que délivre l’évidence ?

Et, plus précisément au niveau du fil que nous suivons ici, le passage au délivre peut nous ouvrir à celle-ci , comment la ligne d’un même saut peut elle inscrire différemment ? Sans doute de la même logique que celle des équivoques, qui fait passer de livre à délivre, de lier à délier de lire à délire et enfin d’inscrire à s’inscrire. C’est à dire en suivant ce constat de Lacan que » C’est en repérant les amarres de son être à la chaine signifiante que le sujet peut changer le cours de son histoire »*. Autrement dit, en actant la répétition pour atteindre à la biffer.

A l’un des croisements de l’équivoque, de la répétition et de la biffure, il y aurait ceci qu’illustre parfaitement cette historiette que l’on m’avait soumise enfant. Comment écrire le mot non écrit dans la dernière phrase de cette énigme ? On demande au sot du village de prendre un seau à l’intérieur duquel se trouve le sceau du roi pour aller lui remettre séance tenante à cheval. Lancé à vive allure le cheval trébucha et les trois  » ?!? » tombèrent à terre.

Un saut… – Photo Jean-Marc Legendre – 2013

Convergence vers l’ininscriptible sujet qui désigne par là la part – qui fait sa condition – de son indicible au creux du dit. Il manque un bout à la ligne écrite, manque constitutif et constitué du langage qui y et s’en supplée. La reconnaissance de l’aporie, la reconnaissance du trou, donne accès à la suspension. Non pas celle qui se figure comme un instantané au faite d’un saut par exemple, mais comme le principe actif, pour ne pas dire le mode opératoire, qui conditionne le bon déroulé de ce que je nommerai l’igninscriptible.

Un néologisme est toujours supplétif, pour franchissement, avant de devenir, ou non, addictif. Un en marge du Réel. Un mot. Et bien concernant l’igninscriptible restons en pour l’instant au temps du supplétif pour en dire ce qui s’en ouvre.

L’igninscriptible, soit la ligne sur laquelle s’appuie la possibilité d’infléchissement du mouvement du corps en tant qu’elle est le dépôt, le reste, l’en-creux qui s’en relèverait après et la conditionnerait avant. Le conditionnel utilisé ici concerne l’après et l’avant. Il disparaît – ainsi l’avant et l’après – à réaliser que l’igninscriptible est écrit qu’à l’encreux.

Pour figurer cela, retour aux bureaux d’antan où la plume venait se tremper dans le creux de l’encrier qui y était niché… dans un trou, pour ensuite faire dépôt de l’encre sur le papier.

Chaque ligne du mouvement supporte ce que je dis. A savoir que la possible inflexion du saut ne se fait pas d’une ligne à l’autre, ou bien encore de lire entre les lignes, l’une et l’autre de ces lectures s’opérant dans l’ordonnancement d’un « reroutage », mais bien plutôt de lire entre la ligne. Soit de reconnaître qu’il n’y en a qu’une, qu’elle se soutient d’un creux, marque permanente du souhaitable « déroutage ». Elle est celle décrite ainsi par Jacques Lacan :

« Produire la rature seule, définitive, c’est ça l’exploit de la calligraphie. Vous mettrez très longtemps à trouver de quelle nature ça s’attaque et de quel suspens ça s’arrête, de sorte que ce que vous ferez sera lamentable, c’est sans espoir pour un occidenté. Il faut un train différent qui ne s’attrape qu’à se détacher de quoi que ce soit qui vous raye. Entre centre et absence, entre savoir et jouissance, il y a littoral qui ne vire au littéral qu’à ce que ce virage vous puissiez le prendre le même à tout instant. C’est de ça seulement que vous pouvez vous tenir pour un agent qui le soutienne. » (Jacques Lacan – Lituraterre).

La première fois parmi les nombreuses où j’ai cité ce passage de Lituraterre ce fut dans le deuxième chapitre de mon livre Signorelli, de l’oùbli du nom au Nom dupé. Ce deuxième chapitre, Le lieu de la question traite de la torture au titre de ce que (…) ce corps investi par la torture, ce corps failli, est forteresse assiégée au motif de receler la cause des causes, est ouvert et traversé au nom du blasphème des blasphèmes, consubstantiel au péché sans doute mais, en sa matière, qualifié par un originel au tonneau plus prometteur, celui de souffrir la béance. Et d’en retour se voir conférer le pouvoir de la combler. Obédience fictionnelle (…)

Alors oui, ce virage à prendre à tout instant, l’opportunité pérenne de temps et de lieu, est la ligne du sillon – unique – que traverse en son long la béance qui le conditionne.

L’igninscriptible s’écrit qu’à l’encreux et la suspension est pierre de touche pour accès à son corps.

Celui du sujet, moins touché que tuché. La chute de « O » faisant repère de l’un à l’Autre.

Jean-Thibaut Fouletier, le 25/05/2020

(1) Le mystère Babilée (Documentaire séquencé en 8 parties) : https://www.youtube.com/watch?v=hYN_x6daw9c