Mes amis turcs

 

icone PDF

Texte téléchargeable en Pdf.

Abyssus abyssum invocat.

Luc, psaume 42, verset 6

Mes amis turcs sont un couple à l’approche de la cinquantaine. Ils ont un petit garçon de 6 ans. Ils sont ingénieurs, ils ont bien bourlingué et sont arrivés en France il y a une dizaine d’années.

Ils habitent dans l’immeuble ou nous vivions à Paris et ils m’accueillent quasiment une fois par mois, plusieurs nuits depuis plusieurs années, lorsque je viens pour mes activités professionnelles.

Nous échangeons beaucoup lors de dîners qui se prolongent toujours très tard dans la soirée.

En quelques lignes voici je l’espère matière à réflexion pour qui le souhaite encore.

Au fil des ans je retiens qu’ils m’ont dit avoir quitté la Turquie car ils pressentaient – non pas confusément comme l’on dit dans les romans, mais très précisément, comme le présente la réalité – la tournure politique dictatoriale qu’était en train de prendre leur pays.

Un peu plus tard dans nos discussions, à la lumière de l’épisode Covid, des éborgnements de manifestants et de bien d’autres repérés par eux dans notre quotidien, ils ont exprimé ceci qu’ils ressentent aujourd’hui en France – 10 ans après leur arrivée donc – la même chose qu’ils avaient repérés alors en Turquie et qui avait motivé leur départ.

Notamment ceci qu’ils me resservent régulièrement, que peu de leurs concitoyens ont vu la dite chose venir et que quand bien même les signaux étaient au rouge, encore moins ont réagi. Qui plus est, que ceux qui ont d’une façon ou d’une autre tiré le signal d’alarme n’ont pas été crus ou ont été ostracisés. Euphémisme pour mieux pointer ce que peut être la violence d’une mise à l’index sociale dans ce type de régime.

Ici le constat est que la banalité du mal version Hannah Arendt n’est pas qu’un constat a posteriori. Elle se repère aussi via les aveuglements de l’avant.

À ce propos, il y a environs un an, un soir, ils m’ont longuement et précisément décrit, photos à l’appui, les terres cultivables qui appartenaient aux familles de leur région depuis des générations, les champs d’amandiers à flancs de collines qui étaient d’abord un régal pour les yeux avant d’être un délice pour les palais, terres vastes ou lopins symboliques qui faisaient office de liens entre et à l’intérieur des générations.

Ils m’ont dit comment cette richesse traditionnelle avait peu a peu été achetée par les spéculateurs immobiliers – chacun détermine les modalités de sa start-up nation n’est-ce pas ? – jusqu’à ce que les liens entretenus par la terre se délitent. Ils m’ont dit combien la vision d’une Turquie ressemblant à une Grande-Motte low-cost étaient pour eux un signe de plus de l’avilissement du pays qu’ils avaient quitté.

Un avilissement jusqu’à, en février 2023, l’effondrement littéral de ces immeubles symptômes.

Un avilissement jusqu’à, ce jour-là, l’écrasement littéral de 50000 vies.

Lors de notre discussion j’ai rappelé à mes amis que lorsque Mao Zédong mena la politique du grand bond en avant, à partir de 1958, cela eut pour conséquence la mort de 30 millions de personnes – chiffre médian parmi ceux avancés.

J’ai souhaité là leur faire toucher du doigt que ces trente millions de morts, loin de servir à l’éviction de Mao, concoururent de fait à renforcer son pouvoir. Viatique pour accès à la révolution culturelle de 1966.

C’est là la logique par laquelle les éborgnés des récentes manifestations, s’ils sont coupables, aux yeux des aveugles qui les auront visés, coupables donc ils ne le sont en fait que de servir à la jouissance de notre surdité.

Il n’est jamais trop tôt pour deviner le passé.

Ni jamais trop tard pour oublier l’avenir.

Jean-Thibaut Fouletier,

Die le 19/02/2023