Les mouettes – Nicolas de Staël

LES MOUETTES

Pour faire suite à un échange avec

Sylvie Pierron, Directrice de l’espace d’exposition Le Doyenné (Brioude)

lors de l’exposition

Nicolas de Staël -Tradition et ruptures

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Tu quittes le rivage où tu venais souvent,

Pour un lointain voyage peut-être sans espoir.

Le vaisseau se balance, prêt à prendre les flots,

Et le nom de la France, frémit dans les échos.

Adieu, tu pars adieu

Adieu, tu pars, adieu.

Louise Reichert (1896-1985)

…puis vous êtes venu me conseiller, si je ne l’avais pas déjà fait, de regarder le tableau Les mouettes en me disant que les spécialistes s’accordaient à reconnaître Nicolas de Staël dans la figure de la mouette aux ailes noires située au premier plan de la toile. Vous m’avez suggéré de porter mon attention plus précisément sur les deux mouettes situées en contrepoint, mais donc également au faîte de la toile, mouettes dont les ailes se touchent – disons la chose ainsi – étonnamment.

J’avais déjà regardé ce tableau et j’y suis retourné. Une valse à deux temps qui me ramènent à l’année 1999 lors de laquelle j’avais exposé des tableaux à Antananarivo. Une journaliste de la télévision m’avait interviewé en direct, sans que je n’aie été averti auparavant, et m’a soudainement posé cette question, N’est-il pas téméraire de venir exposer à Madagascar ?

Faisant taire tous les possibles je fis cette réponse, intimée, Il est certainement plus téméraire, voire inconscient, d’oser se placer sous le regard d’un tableau.

C’est au nom de ce regard que nous parlons. Et si nous parlons du tableau, l’accent est ici à mettre sur le du en tant que depuis. Nous parlons depuis le lieu Autre du tableau et notre parole est le rendu, le reste d’un déport de temps et d’espace. La parole est d’Ailleurs.

La clarté de cette apparente ambiguïté peut-être retracée autrement encore. Dire que nous parlons du tableau peut être traduit par nous parlons au sujet du tableau. Ce qui est à entendre là, c’est que nous ne parlons pas à propos du tableau, mais littéralement à son sujet. C’est à dire que nous lui faisons adresse. Nous nous adressons au sujet du tableau. De sujet à sujet.

…les spécialistes s’accordent à reconnaître Nicolas de Staël dans la figure de la mouette aux ailles noires…

Le sujet a une adresse et le moindre de ce que nous apprend la pratique de la psychanalyse est que sujet et adresse se confondent, ce dans une modalité singulière qui est celle d’être autant fixe dans le labile qu’en mouvement dans la structure.

…porter mon attention sur les deux mouettes situées en contrepoint, à l’arrière plan, mais également au faite de la toile, mouettes dont les ailes se touchent – disons la chose ainsi – étonnamment.

Oui, bien sûr, y découvrir la figure d’un corps écrasé non pas au sol mais au nuage, sur le dos, la tête tournée vers le ciel avec une jambe repliée sur elle-même.

Une figure à travers laquelle, de sujet à sujet, subreptice, se glisse le souvenir de petit Djon-Djon et celui de sa sœur me téléphonant en larmes au milieu de la nuit après des années de silence pour me dire qu’elle se trouvait au pied de l’immeuble duquel son frère venait de se défenestrer quelques minutes auparavant. Je ne me demande plus – enfin – si du temps de son vol les voix qui l’assaillaient se seront tues.

Un si long silence. Presque aussi long que celui, d’une autre tonalité, qui court le long du mur du langage. Ce mur je le rapporte une nouvelle fois tel que rendu dans un sous chapitre de mon livre Signorelli, de l’oùbli du nom au Nom dupé (2018).

Extrait qui permet de revenir sur l’évocation que nous avons faites du poème d’Antoine Tudal lors de notre conversation, mais aussi sur Hugo Pratt qui, des mouettes, en dessina tant et tant, mais encore sur Nicolas de Staël.

Extrait :

(…)

Lacan et Je parle aux murs

Le mur du temps et Antoine Tudal

Il n’y a pas de mur du temps, il n’y a que celui du langage.

Un petit livre est paru en 2011 qui présente trois conférences de Lacan datant de 1971 et 1972. Le titre en est Je parle aux murs. Au détour de l’une d’elle est avancée la première strophe d’un poème qui en comporte trois. Le titre de l’œuvre n’est pas indiqué et l’on retrouve cette strophe dans les Écrits en exégèse du chapitre fonction et champ du langage et de la parole. Lacan précise le nom de son auteur et dit avoir découvert son texte dans un livre, un almanach, Paris en l’an 2000. Il se trouve que j’ai cet almanach en ma possession. Les voies du hasard ne lui devant rien au final, voici conté en quelques mots comment il me parvint.

Fraîchement débarqué à Paris et ayant sous le bras des peintures sur cartons réalisées à partir des gravures illustrant les livres de Jules Verne je me présentais après avoir pris rendez-vous chez le libraire spécialiste en la matière. Pas de poignée sur la porte de son office et du petit lait tiré de mon nez de jeune naïf bu par lui qui m’écoutait en continuant son travail sans sembler me prêter attention. A la suite de quoi il m’ouvrit pourtant la porte de l’une de ses deux librairies, tenue par sa compagne.

Hugo Pratt venait chez eux se documenter ce qui n’était pas sans me plaire magnifiquement. J’y exposais mes œuvres quelques années sans avoir de contacts très réguliers avec la libraire, mais au fil du temps ses positions extrêmes d’une radicalité à droite droite toute et mon peu d’appétence à la rejoindre sur ce terrain firent que je cessais de m’y rendre.

Il ressorti de cela qu’elle garda une petite peinture de moi que je ne lui réclamais pas, « La jeune tankadère » et qu’elle ne me demanda pas plus de lui rendre ce livre qu’elle m’avait remis un jour en me disant qu’il me plairait. Paris en l’an 2000. Elle hébergeait donc désormais dans sa librairie une asiatique non pas sans papiers mais en papier et je gardais ce livre au titre de mur du temps à franchir…

Le poème en question à pour titre Obstacles. La première strophe ayant donc déjà récemment été exhumée avec bonheur je vous propose d’en parcourir les deux dernières.

(Je fais pour le présent texte incise de la première)

Obstacles

Entre l’homme et l’amour

Il y a la femme.

Entre l’homme et la femme

Il y a un monde.

Entre l’homme et le monde

Il y a un mur.

Les forts enfoncent le mur,

Les adroits l’escaladent,

Les patients le grattent.

Pour d’autres un mur est un mur

Ils le longent sans penser à mal…

ni à bien.

Le bien et le mal

Existent cependant pour eux,

C’est un mur comme l’autre

Qui leur donne son ombre.

Aux emmurés tout est mur

Même une porte ouverte.

Son auteur se nomme Antoine Tudal. Il est stipulé dans l’almanach que le texte est publié avec son aimable autorisation et qu’il l’a composé à l’âge de 14 ans. Lacan dit dans sa conférence que ça n’est pas sans talent mais que l’on n’a plus jamais entendu parler de son auteur. Ce qui n’est pas vrai pour tout le monde. Il y a en effet matière, son œuvre étant prolifique et multiformes. Il fut notamment coscénariste du film Les dimanches de Ville d’Avray qui remporta un oscar en 1962.

Bien sûr, ceux-là qui longent les murs sans penser à mal ni à bien sont des inconscients et cela leur est rappelé par cette ombre de l’autre qui parfois s’allonge jusqu’à les toucher. Confer maître Freud et maître Fraydau…(3)

Mais surtout, Aux emmurés tout est mur, même une porte ouverte… Le recueil de poésie dont est tiré Obstacles est intitulé SouSpentes. L’auteur l’écrivit en 1943 alors que lui, Antoine Tudal né Teslar, sa mère, Jeanine Teslar née Guillou, qui ne parvenait pas à recontacter son mari polonais, Olek Teslar, pour en divorcer, et son, de ce fait, presque beau-père le baron Nicolaï Vladimirovitch Staël von Holstein, dit Nicolas de Staël, vivaient dans un hôtel particulier inhabité prêté par une amie du couple, Jeanne Bucher.

Aux emmurés tout est mur, même une porte ouverte, donc. Ou une fenêtre, puisque, confiné dans cette soupente, le jeune Antoine y inscrira pour la postérité une ouverture, imaginaire, par écriture, Obstacles. La même ouverture, mais du Réel cette fois, par laquelle se jettera Nicolas de Staël douze années plus tard.

Ce par quoi je dis, accompagné en cela par ces mots du Poêtedespouêts, Jacques Prévert, à propos de Tudal, « il a sa langue à lui – ce qui ne court pas les rues – elle est, si on sait lire, d’une trop étrange simplicité », que Paris en l’an 2000 paraît être un titre soutenant le mur du temps alors qu’y prévaut ici comme partout ailleurs, un ailleurs inaccessible, celui du langage.

(…)

Ces lignes ont été écrites en 2018. Elles sont prolongées, dans une sorte de continuum en boustrophédon, par celles-ci, datant d’il y a quelques jours et extraites de la première (novembre 2021) d’une série d’émissions radiophoniques ayant pour titre Lhommalaise.

Extrait :

(…)

Remarque faite pour souligner que l’on ne s’extrait pas sans résistances de la mal diction puisque bien évidemment c’est elle qui fait ciment à la moindre communauté. (…) S’il est entendu que l’Hommalaise de l’actualité veut s’affranchir des lois du langage, et bien il n’a qu’à se pencher sur le sort que Marcel Aymé réserva à son héros, Dutilleul, alias Garou-Garou. Soit en lisant son œuvre Passe-Muraille – nous y revenons, soit en se rendant en personne place Marcel Aymé dans le 18ème arrondissement de Paris. Il pourra y voir le corps de Passe-Muraille littéralement encastré – c’est bien le terme – encastré dans le mur qu’il souhaitait éviter. Celui du langage. Mur dont le ciment pour le coup n’est pas le mal-entendu répondant à la mal diction comme le berger à la bergère, mais bel et bien – radical du sujet – la castration.

(…)

Parlant de castration, il se trouve que c’est à partir d’un tableau, Les ambassadeurs de Hans Holbein le jeune, peint en 1533, que Lacan releva le tour de force réalisé par le peintre. A savoir, être parvenu à représenter la néantisation du sujet, cela par le biais d’une anamorphose. (Cf. Les Ambassadeurs et le bon samaritain)

Pour y revenir, le regard au nom duquel nous parlons devant Les mouettes du baron Nicolaï Vladimirovitch Staël von Holstein est celui que le tableau nous prête. Plus précisément, celui auquel il nous accorde.

Un regard anamorphique qui permet de soutenir la saisie du sujet, de redresser son corps, de prononcer son nom et de lire son œuvre, désormais éternellement soutenue par la grâce d’un battement d’ailes.

Jean-Thibaut Fouletier,

Die, le 12/10/2021