Frères sourires

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Comprendre immédiatement ? Un leurre !

Y revenir.

Tout comprendre ? Un impossible !

S’y ouvrir.

S’ouvrir au « revenir à l’ouvrir »…

Tuol Sleng

En mars 1998, à Paris, dans le cadre du thème « Travail de mémoire » le parc de la Villette proposait un colloque, huit séminaires et trois expositions photographiques. Je suis allé à l’une des expositions, intitulée S21 ou le cauchemar cambodgien.

Il s’est fait que pendant de longue minutes je me suis retrouvé seul dans la pièce principale. Une pièce ronde dont les murs supportaient des dizaines et des dizaines de photos, agrandies à un format d’environs 50/50 cm, représentant les portraits d’enfants, de femmes et d’hommes.

Des photos anthropométriques, à partir du buste, en noir et blanc, le regard fixant l’objectif, des plus ou moins 15000 Cambodgiens qui, de 1975 à 1979 sont entrés à Tuol Sleng, un lycée situé cœur de Phnom Penh.

Ils y seront avilis, déshumanisés, torturés et assassinés. Beaucoup le savaient en y arrivant. Ils n’étaient que onze à la libération du lieu pour en témoigner. Sept adultes et quatre enfants.

En 1998 donc, vingt années plus tard, il y a près de vingt-cinq ans, seul au milieu de cette pièce je me suis trouvé exposé à l’éternel regard des morts et ce jour là, une partie de ma mémoire s’est éveillée pour leur faire place.

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Pour moi,

la convergence des regards,

sans pourtant que les yeux des morts

ni ceux des vivants ne louchent.

L’ élision de ceux qui restent

Quelques années après cette exposition, j’ai croisé deux protagonistes de cette abomination.

Évidé de vie

À la toute fin des années 90, au commencement de ma pratique du Taï Chi Chuan, je m’entraînais quotidiennement au parc des Buttes-Chaumont. Pendant plusieurs semaines, tous les jours, un vieil homme asiatique, en costume cravate, s’asseyait alors sur un banc, devant moi, m’observant pendant de longues minutes avant de s’en aller sans un mot. À la longue il vint me dire qu’il avait regardé ainsi tous les pratiquants du parc et qu’il souhaitait que je lui donne des cours.

Je passe ici sur nos échanges futurs pour ne livrer que ces instants, en suspension, partagés un soir d’hiver que je le ramenais chez lui en voiture. Lui si retenu, prit soudain la parole. Il nous ramena au temps de l’arrivée des Khmers rouges dans Phnom Penh, alors que, avec sa femme et ses enfants, ils fuyaient la ville et qu’ils parvinrent par miracle à franchir un barrage des futurs génocidaires avant de continuer leur chemin, laissant absolument tout derrière eux.

Il s’arrêta un instant dans son récit puis le relança par ses mots insensés, J’ai réalisé que je n’avais pas pris les albums photos et je suis reparti chez moi les chercher. Laissant effectivement sa famille continuer il retourna sur ses pas, récupéra les documents, puis franchit à nouveau le barrage.

Lorsque je lui demandais ce qui l’avait poussé à prendre le risque de mourir pour ces photos, il demeura silencieux, puis, du lieu de son errance, il prononça ces mots, sépulcraux s’ils n’avaient été de longtemps dévitalisés, Je ne sais pas.

Tout cela les yeux fixés sur la route, sans changement de ton, tandis que je le conduisais sous la pluie, dans la nuit parisienne.

Pour lui,

une nécessité d’images par lesquelles

il s’imagine devoir risquer d’en mourir

pour pouvoir continuer à en vivre.

Foulard bicolore et bicolore foulard

Quelques années plus tard, une autre de mes élèves de Taï chi me dit un jour s’être fait prendre au piège Khmers, étudiante, d’y avoir cru et adhéré farouchement. Véhémente, elle ajouta que maintenant c’était fini et qu’elle ne se laissera plus jamais prendre à croire au moindre système politique. Sa voix et son regard – son corps quoi – transmettant cela avec sans doute autant d’intensité et de virulence qu’à l’époque! C’est en tous cas ainsi que je pris la chose. (1)

Elle vint pratiquer le Taï Chi une petite année. Puis, ne la voyant plus, je demandais des nouvelles à l’une de ses collègues qui me dit que la dite « repentie » m’en voulait de lui avoir mal parlé lors de son dernier cours et qu’elle ne reviendrait donc plus. Étonnement de ma part qui ne saisissais pas quels mots avaient pu ainsi la blesser puisque rien de notable ni de particulier ne semblait s’être passé alors.

Je réalisais quelques temps plus tard que ce dernier cours avait eu lieu le jour de l’ouverture du procès – inespéré – de Doutch, directeur de Tuol Sleng.

Pour elle,

une superposition de temps et de personnes

jusqu’à la confusion d’elle-même.

Pol Pot, le strabisme paranoïaque

Et pour Pol Pot,

la paranoïa,

dêtre assujetti aux regards convergents

Deux regards en miroirs. Tout d’abord celui de Pol Pot, trouble. Puis celui du monde troublé par ce regard et devant s’y identifier, comme partout où règne le maître. Un monde alors frappé au coin du même strabisme qui en retour saisira Pol Pot. Jusqu’à le dédoubler, rendant ainsi le frère numéro 1 insaisissable à lui-même.

En réponse à quoi, par le moindre jus de discours extrait des corps mâchurés, à Tuol Sleng ou ailleurs, Pol Pot veut fait dire La vérité. La vérité comme matière censée combler et colmater la brèche issue de ces dédoublements autant que révélée par eux. (2)

La combler et la colmater…y compris avec de la merde qui prendra alors, au même titre que quoi que ce soit, valeur d’étalon-or de cette La vérité. Ce fut par exemple le cas d’une femme dont on nous rapporte que, sous la torture, elle reconnu avoir déféqué sur les légumes d’un potager après en avoir reçu l’ordre de la part des services secrets américains. (3)

Contrairement aux commentaires contemporains qui accompagnèrent ces aveux, les qualifiant de grotesques, il s’agit pourtant de relever que ce qui fut dit alors est bel et bien à prendre comme étant « La vérité » du fait que la vérité est à considérer comme étant consubstantielle à la moindre parole. Ceci ou autre chose, n’importe quoi donc, qui renvoie à cela qu’elle en devienne insupportable de par son caractère insaisissable fixé dans le labile.

Il s’agirait désormais de marquer son arrêt. À tous prix pour le coup, prix qui étalonnera et conditionnera sa valeur à la disparition du corps de l’autre.

Et c’est ainsi que du trouble du regard à la disparition du corps, se boucle la boucle dont le nœud n’enserre – sans pour autant la saisir – que la méprise qui aura motivé son nouage.

Ce en quoi, effectivement, la méprise rentre dans le rang du très court circuit de ce qui justifie latoujours plus prisée – maîtrise du discours.

Contemporanéité de la méprise

Et pour nous,…

La lanterne vigile du Plus jamais ça ! qui accompagne la porte d’accès mémorielle des génocides est faite du même bois que la mal estimation que je dis des aveux les plus aberrants obtenus sous la torture. A savoir celui du manquement de la cible. Elle imagine éclairer le « progrès » de l’humanité érigé comme une flèche sculptée, quand les copeaux sur lesquels celle-ci porte son ombre sont les témoins de la passion qu’elle entretient envers sa propre ignorance.

Comme la vérité est de la moindre parole – copeaux compris, à considérer même comme voie royale pour s’y retrouver tant qu’il y aura langage il y aura ce ça du Plus jamais. Un « ça » livré en toutes occurrences à tous comme un blanc seing que Je ne saurais voir…

À preuve (4) de cet aveuglement, le capitalisme, ou bien le libéralisme, ou bien encore le néo-libéralisme (5) qui, malgré la paresse qu’induisent les apparences, sont manifestement fait du même bois sanglant que la politique tressée par le parti communiste du Kampuchea.

En effet, si ces systèmes économiques apparaissent comme étant des frères ennemis, pourtant, comme tous frères, ils sont avant tout unis par une même loi, issue du Père, vivant ou mort. Celle-ci est un rail unique au sens univoque résumé par cette parole de Pol Pot que l’on discerne désormais au sein de la moindre pratique de notre quotidien, soit en tous lieus et à toutes heures, institutionnalisée donc,

… A te supprimer, nulle perte, à te garder en vie, nul profit.

A la suite de quoi je salue par avance pour leur honnêteté celles et ceux qui pour quelque raison que ce soit souriront à la lecture ou bien à l’écoute de ce texte.

Puisque comme nous le savons, sourire revient avant tout à montrer ses dents.

Jean-Thibaut Fouletier

Die, le 29 mars 2021

(1) Cette historiette a fait l’objet d’une brève placée dans le livre A demain (fermé le WE).

(2) À l’aune de quoi, il y a une dizaine d’années j’avançais que « (…), ce corps investi par la torture, ce corps failli, est forteresse assiégée au motif de receler la cause des causes, est ouvert et traversé au nom du blasphème des blasphèmes, consubstantiel au péché sans doute mais, en sa matière, qualifié par un originel au tonneau plus prometteur, celui de souffrir la béance. Et d’en retour se voir conférer le pouvoir de la combler.(…) ». Signorelli, de l’oùbli du nom au Nom dupé.

(3) Cf. Le Monde : Doutch, ancien tortionnaire Khmer rouge est mort.

(4) À « preuve » je préfère ici le plus ou moins faux-ami anglais evidence qui résonne avec « notre » évidence , laquelle, si elle s’offre à tous généreusement, c’est à dire sans compter, ne suffit pas à arrêter le glissement de la chose. Il suffit pour le constater de s’ouvrir aux récits contemporains les plus récents. Complotisme cela se dit – à tous les étages. Que la terre soit ronde n’empêche de dire, ni, qui pis est, de croire, qu’elle soit plate, cela a déjà été avancé de longtemps par les stoïciens et leurs syllogismes. Non pas qu’elle soit plate, mais que cela puisse être soutenu en toute logique. Nous savons pourtant depuis Freud puis Lacan que cette posture dépend moins de ce dont il est question que de celui qui avance l’objet de la question. A savoir le sujet parlant, qui, à son niveau, pense – c’est le mot – pouvoir se contenter de se soutenir de la réponse, ce au méprix de ce que ce soit la question qui s’impose à lui.

(5) La succession de dénominations prouvant simplement que le mot est toujours insuffisant à toucher la cible, laquelle, en retour, ne manque jamais, elle, de renvoyer l’archer à son impossibilité sinon de la nommer du moins de réaliser dans le même temps ce qu’elle représente pour lui. Impossibilité qui, à ne pas être reconnue telle, se muera pour l’archer en impuissance à faire mire de cet impossible. Seul moyen pourtant pour lui de s’accorder une assise.