Au delà du principe d’amour, ce qui dé-passe

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(Intervention orale dans le groupe de travail Place Analytique sur le thème Restes de transfert)

Au-delà du principe d’amour, ce qui dé-passe

Argument

Restes de transfert, à entendre Ce qui du transfert peut en être dit, commentaires. Ou bien encore Ce qui du transfert parfois reste encore sur la table, constat. Je vous propose de naviguer à horizons ouverts quelque part entre les deux.

Dans mon dernier commentaire radiophonique mensuel du livre de Freud Malaise dans la culture, je fais mention d’une phrase particulièrement sèche que Freud avance pour présenter l’amour comme lien entre l’individu et le collectif, Tout le monde ne mérite pas d’être aimé.

La référence à cette affirmation ainsi que celle faite à la ligature de Lacan, L’hainamoration, permettront d’aborder l’un des horizons que j’envisage – entre autres – d’ouvrir avec vous lors de notre discussion à propos des restes de transfert, le psychanalyste mérite-t-il d’être haï ?

Introduction

Il nous aura fallu un certain temps d’échanges et de tâtonnements pour déterminer quel serait le titre, finalement assez évident, du sujet traité ensemble cette année à Place Analytique. Restes de transfert.

Restes de transfert. C’est que nous avons considéré qu’il y en avait encore des choses à dire sur le transfert, n’est-ce pas ?! Il en reste à dire, en attente d’être dites. À prendre la chose sous cet angle nous sommes donc situés juste avant ces restes que sont ces choses à dire, exégèses, analyses, recherches, propositions, découvertes, bref, commentaires … à venir.

Parmi ces restes il y a également celui dont le seul commentaire qui en découle se limite au constat qui puisse s’en faire. Constat sans rebond – ce qui ne veut pas dire sans effet – irréductible à autre chose que de pouvoir affirmer ceci que le transfert a été soldé comme l’on dit. Ce constat-là, lui, est un reste de juste après. Juste désignant le immédiatement après, temporalité, mais également et surtout le rien d’autre qu’immédiatement après. Reste en soi.

Ce juste après j’en avais déjà donné une illustration lors de nos conclusions ouvertes en décembre en évoquant les restes d’un banquet. Là vous me voyez venir, ou plus exactement vous m’entendez venir de loin, avec mes gros sabots, pour mettre sur la table Platon, Socrate, Alcibiade et toute la ribambelle de celles et de ceux qui à travers les siècles, toute la nuit parlent et parlent et parlent encore. Commentaires…

D’amour parfois, d’amour quoi qu’il en soit, pour se retrouver au petit matin, une fois la fête finie, à faire quoi ? Eh bien, parfois, justement, comme cela arrive dans ces circonstances, pour se retrouver à faire l’amour. Voilà, comme un reste qui coche et valide par défaut l’incompressible objet a ressortant de la mastication des mets et des mots. Restes en soi…

Mais à partir de là, le bruit de mes gros sabots annonce ou accompagne aussi parfois un son plus feutré. Et c’est ainsi que je voudrais ce soir évoquer un autre type de restes de transfert. Ni de l’ordre du commentaire de restes, même si, la preuve ce soir, il en suscite a minima, ni restes en soi, incompressibles, puisque ce reste-là est censé ne pouvoir demeurer en l’état dans l’après-transfert.

Un autre type de restes de transfert qui a déjà été traité bien sûr. Par Freud par Lacan, par bon nombre d’auteurs, bien sûr encore, mais qui pourtant me semble n’être pas sous les feux de la rampe pour ce qu’il en est de son évocation – ou alors c’est une rampe d’atterrissage, voire de non décollage extrêmement balisée – et encore moins donc sous le feu de la rampe pour ce qui en est de son maniement. Cela trouve à se justifier et j’y reviendrai.

Autre type de restes du fait de son caractère rebutant. Je pourrais presque dire intraitable si la force vive et parfois féconde qui se révèle de l’intraitable ne se trouvait amoindrie par l’impossibilité d’avoir une quelconque action sur elle – puisque intraitable – dans notre pratique. Sorte d’impureté en suspension que l’on semblerait ne pouvoir définir que comme telle, mais pas en soi. Peut-être de ne l’avoir jamais éprouvé à l’état « pur », pur étant ici placé entre guillemets puisque en cette occurrence, ce pur-là ne laisse plus de place à quoi ou à qui que ce soit…

À l’instar de ce qu’il y ait un au-delà du principe de plaisir, qui ne peut être saisi correctement qu’à placer les notions de principe de plaisir et de principe de réalité là où elles doivent l’être, c’est à dire à l’exact opposé de là ou bien souvent elles sont situées dans le langage courant, il s’agirait d’un reste qui correspondrait à quelque chose comme un au-delà du principe d’amour.

Cela impliquerait que ce dont je parle ne serait pas avec l’amour dans une relation d’équivalence opposée ou bien complémentaire. Cet au-delà que j’évoque au conditionnel – un reste qui correspondrait à quelque chose comme un au-delà du principe d’amour – cet au-delà a un nom et ce nom, vous l’avez bien sûr deviné, serait la haine.

Là encore, à nouveau, le conditionnel, serait la haine. Cela en premier lieu au titre d’avancer mes pions comme une hypothèse, au sens où on lance un grappin pour voir où il nous amène ; recherche. Mais je dis serait sans aucun doute surtout à partir de cette considération tout à fait particulière qui est que la haine… eh bien la haine je ne peux pas affirmer avec certitude l’avoir jamais rencontrée.

Et plus précisément, quand bien même j’aurais cette certitude, les coordonnées donnant accès à sa reconnaissance et permettant le partage de son évocation restent à mon sens sinon à définir du moins à investir. Investir à entendre sur le versant de la recherche autant que sur celui de l’économie.

Agressivité, violence et colère, suintantes, débordantes viscérales, larvées, au grand jour, moderato ou à grands cris, oui. Chacun de ces points comme élément indépendant ou bien supposément constitutif de la haine.

À ce niveau de cousinage il y a aussi d’ailleurs La détestation. Je m’y arrête un instant. Un Je te déteste, qui dans le langage courant, suivant le ton employé, se donne actuellement – je souligne le actuellement – un Je te déteste, qui suivant le ton employé se donne actuellement à valoir pour un Je te hais.

Équivalence communément pratiquée comme agent facilitateur puisqu’il semble précisément que la haine tout le monde ne puisse pas la soutenir. À entendre en être porteur et diffuseur. Notons que par le biais de ce ravalement à une équivalence sémantique, à l’inverse, le Je te hais vaudra alors pour un Je te déteste.

Partant du principe que la haine est pourtant d’une intensité autre que la détestation, le ravalement que je dis par rapport à la détestation diffère de la pratique des mots à valeur ajoutée – l’expression est pesée – que nous croisons fréquemment.

L’éthique par exemple est un mot qui se conçoit désormais comme un atout maître dans les exposés, les démonstrations ou bien les interviews, ceci par le virage opéré faisant qu’elle représente désormais une morale améliorée. Ce n’est pas le cas dans notre champ où l’éthique est alors le bien dire qui ressort du discours dans lequel le psychanalyste est tenu. Ce n’est pas la même chose.

C’est le cas également – qui écoute un tant soit peu France Culture saura de quoi je parle – de ces intervenants de tous bords, de tous bords de la pensées, universitaires pour la plupart, qui n’ont à la bouche que la nécessité dans laquelle ils trouvent matière à évoquer comme une incantation le réel pour ce qui n’est en fait que la réalité. Mantra valant pour mot de passe. Comme s’il suffisait de baisser la tête devant le réel et de lui accorder une majuscule pour s’en attirer les grâces.

Ceux qui utilisent cette tournure, je ne dis pas cela sans en avoir fait l’expérience à plusieurs reprises, n’ont jamais entendu parler du réel lacanien. Il leur arrive ainsi totalement dévitalisé, écho sans origine qu’ils ravivent de la seule touche qui les satisfasse et dont ils peuvent faire preuve, l’intellectualisme. Dont ils peuvent faire preuve, je précise, pour faire monter la sauce d’une certaine inconsistance. Celle de l’agora où se pratique l’Univo-cité. La cité à la langue univoque.

Dans ces deux exemples l’éthique en tant que morale augmentée et le réel valant pour une réalité customisée, il y a une gradation, une valorisation pour passer de l’un à l’autre. Ce qui n’est pas le cas de la détestation et de la haine, j’y reviens, lesquelles, dans l’usage qui s’en fait au quotidien, je le répète, sont elles au contraire considérées comme étant de portée sensiblement équivalente.

On pourrait objecter qu’il y a bien là alors une survalorisation de la détestation, mais il n’en est rien puisqu’ici l’équivalence, la mise à niveau, s’obtient uniquement par la dégradation de la valeur haine. Voire, moins encore par sa dégradation que par l’inaccessibilité qui s’en dénote. Ce qui nous invite à nous demander ce qui motive cet inaccès. C’est ce que précédemment je soulignais en disant que la haine tout le monde ne peut pas la soutenir, sauf que je place maintenant le curseur sur l’analyste. Nous y reviendrons également.

Pour en finir avec ce registre, celui du devenir contemporain de l’acception originale d’un terme, lorsque mes alors pré-ados de fils m’ont rapporté le fait que leurs cousins appelaient désormais les jeunes de banlieue les rats pour abréviations de racailles je leur ai dit que c’était certes très drôle, mais pas très drôle du tout en fait puisque simple reprise, et pas pour rien, du même qualificatif, rats, qui désignait dans les années 70/80 les arabes habitants ces mêmes banlieues.

Éthique pour morale, réel pour réalité et rats pour, disons cela comme ça, racisme…!!! Quelle drôle de suite pour évoquer la peau de chagrin qui fait dépôt en bout de chaîne, restes, de ne pas avoir parcouru le chemin menant à la représentation d’origine.

Alors, maintenant, concernant la Haine, pour qui s’y intéresse, son abord se fait dans notre champ le plus souvent, voire exclusivement, par référence à l’amour et la ligne de départage entre les deux s’opère dès l’origine par transmission sur acquis de principe. C’est-à-dire, transmission de concepts de théorisations et de connaissances, mais pas, ou bien extrêmement rarement me semble-t-il, par une rencontre de fait.

A ce niveau, les textes de Freud et de Lacan font évidemment et heureusement références – ils ne sont pas les seuls – mais les appuis nécessaires qu’ils nous accordent se transforment le plus souvent en une ombre – non compensatoire – au confort lénifiant.

Pour y revenir à cette rencontre de fait, qui d’entre nous peut en effet affirmer avoir rencontré la haine et qui pourrait alors redistribuer, disons, l’identité de cette rencontre et la tessiture de sa ou de ses voix ? Je ne parle pas ici de l’identité en tant que censée redistribuer l’identique, fantasme de l’identiquité. Je parle de la singularité qui la spécifierait la haine, c’est-à-dire de l’en-creux, du différentiel – d’avec quoi que ce soit puisque c’est l’un des rails à suivre pour l’analyste – du différentiel qui en serait la marque.

La marque si ce n’est de la haine donc du moins de sa rencontre. Je me pose là, à ce niveau, la question d’une représentation de l’impossible. L’impossible en tant que réel lacanien pour le coup.

Représentation de l’impossible. Ce qui me fait précisément glisser jusqu’au suicide tel que Lacan l’évoquait dans Télévision n’est-ce pas, je le cite, Le suicide est le seul acte qui puisse réussir sans passer par le ratage. Oui, un acte réussi donc de ne pas avoir pour être effectif à en passer par le ratage. Il n’y a que ceux qui restent – que ceux qui font restes pour donner corps au ratage – qui puissent éventuellement, c’est à dire sous conditions, constater cette réussite.

L’Église, elle, le sait bien pour le coup, qui refuse que soit prononcé dans ce cas le circonstanciel Requiesciat in pace. Silence institutionnel qui rejoint un autre silence témoignant d’une autre réussite, celle qui conditionne pour Freud je le dis ainsi la possibilité du collectif, à savoir le meurtre du père mythique.

Ces différents registres, la haine, le meurtre de ce père-là et le suicide se conjoignent, non pas comme actes manqués, ouvertures à, mais comme manques actés, fermetures de. Fermeture de l’ouverture à pour dire manque acté de l’acte manqué.

Je reviens un instant sur la haine abordée par Freud puis par Lacan, puis par d’autres auteurs qui à partir des textes fondateurs auront planché sur ce sujet. Il y a là pour moi matière à évoquer une clé des songes au maniement diffus. Je veux dire par là qu’il y a une dimension de reste insaisie qui demeure à parcourir ce thème qui nous arrive comme livré clé en main mettant ainsi d’autant une distance à si ce n’est donc sa saisie du moins son abord.

Posture de distanciation qui m’amène à cette suggestion de Lacan dans le séminaire L’éthique de la psychanalyse, leçon du 18 mai – suggestion au style très japonais puisqu’il s’agit en réalité d’une coche à ne surtout pas laisser passer – cette suggestion donc, d’indexer la parole de l’analysant qui évoque le beau, l’esthétique, d’indexer cette parole à la pulsion agressive, cela avec la certitude qu’accorderait un compteur Geiger.

Chose dite pour rappeler qu’entre la fixité de la sirène clé des songes – espace des certitudes rêvées – et le labile des références à la mode – course à l’échalote – les points d’appui constants pour accès à l’inconscient sont rares en psychanalyse. Dans la même veine que ce point de certitude désigné par Lacan je pense par exemple ici à la dénégation. Une précision, je parle là bien de points d’appui constants, pas de repères, car des repères, là, il y en a et de nombreux.

Les points d’appui pour accès direct à l’inconscient sont rares, mais ce n’est ni une raison pour en créer de nouveaux artificiels afin d’accompagner les arrangements – politiques au final – décrit par Marie Moscovici dans son livre L’ombre de l’objet – Sur l’inactualité de la psychanalyse, ni un motif pour accorder une part exclusive à ceux dont on dispose, ce qui a pour effet de stéréotyper les repères ; retour à la clé des songes. Et enfin, cela n’interdit évidemment pas la découverte de nouvelles constances. Pas plus que cela ne l’autorise d’ailleurs.

Reste à déterminer si ces dernières sont alors faits d’époque, effet de contemporanéité, ou bien si elles sont plus directement liées à la structure qui nous intéresse.

C’est ainsi qu’il me semble que la haine est devenue au fil de son étrange ininvestissement l’un de ces nouveaux points d’appui dont je parlais. Mais il faut bien le dire, un point d’appui par défaut. Je ne sache pas en effet, pour exemple, que le mot haine ait été prononcé ici en 4 années de Place Analytique. Nous pourrions plaisanter en nous disant que c’est bon signe…je ne le crois pas.

Je les dis donc rares ces points d’appui, mais, en l’occurrence qui nous intéresse, cette rareté n’est pas une qualité consubstantielle à la chose. Elle est en réalité devenue une solution, une réponse, merveilleuse planque faite à la main – mainmise de maîtrise – la rareté donc est une merveilleuse planque faite à la main de ceux qui y trouvent solution pour caser le dérangement que devrait procurer la question de la haine pour les analystes.

Dérangement en écho à L’arrangement de Eliah Kazan. Cela veut dire que si, comme dans le roman, il n’y a pas une main surgie d’on ne sait où pour saisir le volant et mener à l’accident, le conducteur continuera à rouler sempiternellement sur la même route, celle de sa répétition, sans même s’en apercevoir.

Dans le champ de la psychanalyse, l’accident peut se nommer lapsus, oubli, ou encore acte manqué et il vient répondre à la composition névrotique et à sa partition répétitive. Il me semble que la simple évocation de la haine – rare donc – peut être l’une de ses ruptures d’arrangement.

Je reviendrai sur ce point en conclusion. Au même titre que je reviendrai comme je l’ai dit plus haut, sur ceci, que la haine tout le monde ne peut pas la soutenir en référence à Freud soutenant dans le chapitre 3 de Malaise dans la culture que Tout le monde ne mérite pas d’être aimé.

Mais avant cela je vais vous proposer deux suppositions de rencontre avec la haine. Je dis deux suppositions puisque, même si les rencontres que je vais évoquer sont hors le cadre d’une séance de psychanalyse, pour rester dans la veine de ce qui nourrit le transfert, il y a dans ce que je vais rapporter, le point commun que je verse, celui de la supposition.

D’ailleurs, à propos des séances et de la supposition d’un rapport au savoir motivant la haine, voire, valant pour haine, la question De quel grain est faite la haine qui tisse alors ce transfert ne se pose qu’à la condition de déterminer si ce grain est repérable. Ce qui veut dire si il est soutenable.

Bref, première supposition de rencontre donc. Il y a une dizaine d’années donc alors que je traînais mes guêtres dans le tout petit cimetière d’un tout petit village, j’ai échangé quelques mots avec une dame relativement âgée dont je ne voyais que la tête dépassant du muret et qui fixait une maison du regard. Elle habitait à des dizaines de kilomètres de là et venait se confronter à la réalité de cette maison familiale dont ses parents – analphabètes – avaient été spoliés selon ses dires par le grand-paternel – notaire – de la famille y logeant désormais.

Je devais faire une exposition de peintures quelque jours plus tard dans le temple de ce village et, connaissant les dissensions ancestrales divisant les habitants du lieu, j’avais relu le fameux Clochemerle de Gabriel Chevallier. Gabriel Chevallier dont le secret de sa saisie des rapports humains si bien rendu par son génie épistolaire tient à ceci que né en 1895 il a eu l’insigne honneur de passer la totalité de la guerre dans les tranchées. Son livre La peur nous en livre le rendu.

La peur, pas la haine. Et une haine, à entendre cette femme, comme dans Clochemerle, dont je me disais qu’elle était plus qualifiée que l’amour à maintenir les liens entre les habitants de ce petit patelin. Retour à Freud, toujours dans Malaise dans la culture, où il relève ce constat intemporel que les intentions de l’objet amoureux sont par trop volatiles pour pouvoir s’y fier.

La haine, me disais-je donc alors, quel ciment indéfectible pour transmission des valeurs par elle stabilisée ! Nourrir le lien social. Et cela – à me remémorer le visage de cette femme porteur d’une haine supposée – sans que le masque de la haine ne présente obligatoirement, selon l’imaginaire qui nous relie, des traits déformés. Une haine à bas bruit, nécessaire et discrète.

Finalement, cette femme, je lui suppose la haine et je lui prête le don de pouvoir la soutenir. Mais la proposition que cela revêt est plus radicale. Peut-on repérer la haine uniquement au lieu où elle est attendue et par les manifestations codifiées qui y correspondrait ? Une haine convenue, aux coordonnées préétablies en quelque sorte ne serait-elle pas la marque du passez muscade ? Pour la psychanalyse en tous cas la question se pose.

La deuxième proposition de supposition de rencontre avec la haine est une situation qui s’est tenue alors que je commençais à réfléchir à la question. Le jour même de notre dernière séance de travail à Place Analytique un homme de la petite ville où je vis est mort dans des conditions dramatiques, sur le chantier de sa nouvelle maison, en présence de ses deux jeunes enfants. Lors de la cérémonie, à la cathédrale, devant une foule dense formant une communauté extrêmement touchée, sa femme a parlé.

Ses mots forçant le passage pour traverser ses mâchoires tétanisées auxquelles elle parvint à imposer le frayage de sa parole. Je ne rapporterai ici que l’une de ces phrases prononcées au sujet des circonstances de la mort de son mari. Phrase qui m’aura extrait de la communauté de douleur à l’instant où elle fut prononcée, Je n’ai pas de haine !.

La dénégation. La haine.

Je ne développerai pas plus au sujet de ce qui s’est passé et de ce que j’ai pu relever. Mais je souhaite simplement souligner combien la haine – prise pour de la douleur – m’apparut ici tour à tour larvée, exprimée, déplacée, habillée, nue, mais aussi et surtout rageante de désormais devoir trouver un autre canal d’expression.

Un autre canal, ceci exactement comme le dit Freud dans Malaise dans la culture, encore une fois, à propos des restrictions imposées par la civilisation à l’individu concernant la répartition et la mise à disposition forcée de son viatique libidinal.

Pour cette expression supposée de la haine que je viens de rapporter, à la différence de la première anecdote je ne parlerai pas ici de discrétion, mais d’à bon entendeur salut – à bon entendeur planche de salut – ou bien, en ce qui nous concerne, divan de salut

Bien. Là pour faire lien avec la dernière partie de mon intervention qui ouvre sur le repérage et l’entendement d’une haine insoupçonnée, ignorée – et donc passionnée au moins à ce titre puisque passion de l’ignorance – je voudrais vous soumettre ce mot de Baltasar Graciàn,

Comprendre était autrefois l’art des arts ; cela ne suffit plus, il faut deviner, et davantage, pour se désabuser. Ne peut être entendu qui n’est bon entendeur.

Conclusions ouvertes

Alors, pour reprendre cette expression qui avait fait titre à notre dernière cession de l’année dernière je voudrais vous proposer quelques conclusions ouvertes. En référence à l’ouverture de mon propos de ce soir évoquant différents types de restes, cela veut dire qu’elles sont situées juste après ce qui vient d’être dit et juste avant ce qui pourra l’être.

C’est une lapalissade… mais j’aime bien les lapalissades. Enfoncer les portes ouvertes cela veut dire, quoi qu’il en soit, s’engager sur la voie de la recherche. Et si effectivement le coup d’épaule donné dans le vide de la porte ouverte amène la chute il est toujours fécond d’apprendre à lire les traces que l’on aura alors laissé sur le sol. Plus vivantes alors et possiblement plus fertiles que la poussière sur laquelle elles viennent s’inscrire.

Alors, j’avais dit que je reviendrai sur deux points. Celui de la haine et de son maniement relativement peu évoqué et ensuite sur le fait que tout le monde ne semble pas pouvoir la soutenir. A la réflexion, il semble bien que le deuxième point induise le premier. La question se pose alors de savoir ce qui motive ce qu’il faut bien appeler une faiblesse ou pire, un manquement.

Dire qu’elle ne soit pas soutenable côté analyste m’a amené à poser la question de l’impossible. Impossible Lacanien. Ce serait peut-être le cas si la question avait été posée. Je veux dire si l’impossible était une réponse à. Il me semble que ce n’est pas le cas, je veux dire que ce n’est pas le cas que ce soit une réponse…puisque la question n’est pas posée. Par contre, le fait que la question ne soit pas posée nous donne au moins accès à un état des lieux, …celui de l’impuissance à envisager cet impossible. Reste. La haine n’est pourtant pas passée sous silence dans notre champ, très loin s’en faut, et nous aurons sans doute l’occasion d’évoquer cela dans note discussion.

Mais au-delà de l’encyclopédique, je veux dire au-delà du corpus de connaissances, que pouvons-nous envisager qui soit d’un autre ordre que celui de la référence commune faisant office de paratonnerre ? Car enfin, à s’en tenir indéfectiblement à la même ligne appliquée d’être impensée pour maintenir le fantasme d’une rampe commune on en arrive à ce que résume magnifiquement la formule de Charles Péguy, Nous n’avons plus que des livres à mettre dans les livres.

Ce que je pratique d’ailleurs moi-même en le citant. Alors pour m’extraire de cette pente fâcheuse et bien disons que – c’est cela – j’envisage. C’est à dire que, parlant de transfert, je suis comme nous tous bien obligé de passer par la case transfert à Lacan. Puis de là donc j’envisage…Je passe à celle du transfert de Lacan à Freud. Amour, haine, au-delà de l’un et de l’autre… qui sait ? Un transfert au rendu littéralement sans queue ni tête en quelque sorte. Ce qui ici ne veut pas dire sans début ni sans fin.

Assez acéphale pour reconnaître une équivalence sans primauté de l’un ou de l’autre et suffisamment anoure pour les lier dans l’incomplétude. Anoure cela se dit d’un animal sans queue… Si cela résonne d’une façon particulière à nos oreilles j’y vois pour ma part une façon de lier la haine et l’amour dans un étroit rapport d’indépendance. C’est en tous cas ma façon à moi d’y mettre ma pierre de touche à cette incomplétude. Restes de transferts. Au pluriel cette fois. Et restes et transferts.

Quatre dernières remarques pour en finir.

Premièrement. A propos de la haine j’envisage dans mon titre un au-delà de l’amour…Je ne l’aborde que maintenant. Que puis-je en dire ? C’est sans aucun doute le terme décussation qui m’y a amené. La décussation est un terme médical qui décrit un croisement en forme de X de fibres nerveuses qui connectent un hémisphère à la partie opposée du corps.

Voici l’extrait de l’intervention de Lacan – Leçons publiques du docteur Lacan – 1960 – où il l’emploie. On n’a pas authentiquement aperçu le renversement qu’au niveau même du double principe, l’effet de l’inconscient comporte, renversement, ou plutôt décussation des éléments auxquels ces principes sont ordinairement associés.

Ces principes qu’il cible sont ceux de plaisir et de réalité. Il les rapporte dans la relation qui lui semble être la seule qui vaille. À savoir, le principe de réalité pour la satisfaction des besoins auquel la conscience ne se rattache qu‘épisodiquement et celui du plaisir qui, lui, domine tous les processus de pensées y compris inconscientes.

Nous savons que ce rapport en croix mène à un point d’au-delà qui ne cesse de se manifester. Au-delà du principe de plaisir, la répétition. Pour ma part lorsque j’évoque un au-delà de l’amour, en référence à cela, je suis beaucoup moins ambitieux. Je me contente d’envisager une rencontre dont l’effectivité ne s’aborderait pas par l’insistance de ce qui serait son appel, mais par la reconnaissance – c’est toujours un début – de la sourde oreille patente, voire patentée, qui y fait échos.

Deuxième :

D’où ma deuxième remarque, deuxième remarque qui concerne ce à quoi nous avons tous eu affaire partiellement dans un propos, un article, un livre ou de façon plus globalisante – c’est à dire totali-taire – et malgré quoi nous devons tous de frayer notre chemin. Je parle du transfert des octos à Lacan. Octos qui pour le dire clairement sont nos analystes, enfin, nos incontournables analystes maîtres. Et pour l’avancer carrément je dirais que la dimension haineuse qui exsude des places qu’ils tiennent en fin de parcours se mesure à ce que ces places, respectives à défaut d’être désormais respectables, ils se situent eux-mêmes à ne pas vouloir les lâcher quand en réalité ils ne le peuvent.

Parlant politique et évoquant la droite et la gauche Lacan positionne les termes de Knave et de fool. Pour ma part, ces octos leaders, leur rapport spécifique à cette haine les détermine politichiens et politichiennes, tigres de papiers aux positionnements viscéralement autocrates dont les trajectoires se conjoignent pourtant sous l’égide de la knaverie, la canaillerie – la can/aillerie – la canaillerie collective ainsi décrite par Lacan : (Je cite)

la foolerie, autrement dit ce côté d’ombre heureuse qui donne le style individuel de l’intellectuel de gauche, aboutit, elle, fort bien à une knaverie de groupe, autrement dit, à une canaillerie collective. Ce qui me fait le plus jouir, je l’avoue, c’est la face de la canaillerie collective. Autrement dit, cette rouerie innocente, voire cette tranquille impudence qui leur fait exprimer tant de vérités héroïques sans vouloir en payer le prix.

Sans vouloir en payer le prix…Patrick Valas dans son texte Le naufrage sur le rocher de la passe décrit ce moment de sortie de transfert comme étant le point où l’on serait tout de même bien sous transfert pour entrer dans l’école. Son propos, outrancier ou non, généralisateur ou non sur l’échec de la passe m’amène à formuler ceci, que ce qui dé-passe, ce qui manifestement ne passe pas est peut-être à chercher du côté de cette haine.

Mais peut-être n’y a-t-il là qu’un constat à faire, reste, celui-ci, la haine c’est ce qui ne passera pas. Formule à entendre dans la redoutable ambiguïté de sa portée. Entre nécessité et impuissance avec l’impossible, le réel, pour horizon.

Ma troisième remarque est extrêmement courte. Le positionnement des quinquas – en référence au octos – est à suivre au plus près concernant le repérage de ce qu’ils feront, de ce que nous ferons de ce point aveugle. Se contenter de le déterminer aveuglant désormais ne constituera sans doute pas une avancée.

Ma dernière remarque solde le compte de ce parcours par le biais de cette question, Le psychanalyste mérite-t-il d’être haï ? Il s’agit d’entendre que ce mérite-là est un mérite qui se mérite. Cela veut tout simplement dire pour l’analyste… ne pas être en reste pour ce qu’il en est de solder le transfert sans faire l’économie de la haine. En l’habillant par exemple de la panoplie adaptative et comportementaliste avant l’heure du contre-transfert. Arrangement.

La haine, à éprouver, non pas comme un objet circonscrit – si possible par d’autres d’ailleurs -, pas non plus comme une balle avec laquelle on peut jongler en la ravalant par exemple à n’être qu’une modalité normale de sortie du transfert, cela pour palier au fait qu’elle n’a volontairement pas été curetée par l‘analyste. Je veux dire la haine qui est la sienne mise à l’index.

Auxquels cas, d’indexation, parlant de knaverie, si le transfert est considéré comme étant bel et bien soldé c’est alors au sens d’être bradé.

Une braderie qui ressemble à s’y méprendre à la politique du Après moi le déluge.

Signe des temps certes mais certainement pas de celui où est censé évoluer le psychanalyste.

Voilà ce que je voulais dire ce soir et je l’ai dit d’un ton identique à celui que j’utilise à la radio, dans la Drôme, le seul qui justifie cette réponse spontanée d’un journaliste du cru à la question de savoir qui écoutera mes émissions, Qui voudra t’entendre. Ce à quoi participe Place Analytique. Et je vous en remercie.

Jean-Thibaut Fouletier

Le 12 avril 2022